lundi 8 février 2021

 L'art de la description chez Claude Simon *


     « Contrairement aussi aux ruines laissées derrière elles par des civilisations passées et dont on peut voir encore les vestiges (temples, forums, remparts, arènes), les matériaux employés là (le bois et le fer), de nature périssable, sont condamnés à être peu à peu attaqués et détruits, soit par la rouille, soit pas la pourriture, de sorte qu'à la différence des sanctuaires, des colonnades ou des agoras, il ne restera un jour absolument rien, ni une galerie, ni un treuil, ni un wagonnet, ni une maison, de ce qu'un furieux et hâtif appétit de gain a édifié, le sol de nouveau aride, à peine bosselé encore de quelques décombres, puis simplement nu, retourné à son état primitif. »

Claude Simon, Le jardin des plantes, Les Éditions de Minuit, 1997, p70

    *Paysage anciennement industriel dans les Montagnes Rocheuses, aux États-Unis

mercredi 3 février 2021

   Tel la mer, le ciel sans cesse renouvelé pour une nouvelle lecture.

   « Depuis un moment la mer de nuages s'est peu à peu boursouflée, creusée de dépressions qui s'élargissent, se déchirent, s'ouvrent sur des précipices en même temps que les bosses s'enflent, s'étagent en champignons gigantesques faits de dômes superposés, nettement sculptés, leurs sommets d'un éclat parfois insoutenable, tandis qu'ailleurs leurs flancs s'estompent, se fondent en voiles grisâtres, imprécis, qui s'épaississent jusqu'à des ténèbres aux reflets couleur de soufre et où les rayons du soleil enfoncent çà et là des bandes plates, légèrement divergentes et comme poussiéreuses. »

Claude Simon, Les corps conducteurs, roman, Les Éditions de Minuit, 1971, p119.


mercredi 19 février 2020

Chronique d'hiver

    Une seule phrase, proustienne, d'un seul jet, un seul souffle, en continuité, en fluidité, passent les jours et les saisons...

    « Pas de neige notable depuis la nuit du 1er février, mais un mois glacial avec peu de soleil, beaucoup de pluie et beaucoup de vent, et tous les jours tu t'es retranché dans ta chambre pour écrire cette chronique, ce voyage à travers l'hiver jusqu'en ce mois de mars, à présent, encore froid, encore aussi glacial que le froid hivernal de janvier et de février, et pourtant tu sors maintenant chaque matin pour examiner le jardin, à la recherche d'une touche de couleur, de la moindre feuille de crocus en train de sortir du sol, de la plus petite touche de jaune sur le forsythia, mais tu ne relèves rien pour l'instant, le printemps arrivera tard cette année, et tu te demandes combien il faudra encore de semaines avant que tu te mettes en quête de ton premier merle d'Amérique. »

Paul Auster, Chronique d'hiver, Actes Sud, 2013. (Traduction de l'américain de Pierre Furlan)

mardi 4 février 2020

Au fil des lectures



Science fiction, philosophie, humour, intelligence artificielle, tout cela à la fois et bien d'autres choses en ce roman.

Gallimard, 2020
Titre original : Machines like me and people like you.

samedi 20 avril 2019

des livres et de la mémoire


        « Et à présent, avec les années, ma mémoire se souvient de moins en moins bien, et elle m'apparaît comme une bibliothèque mise à sac : de nombreuses salles sont fermées, et dans celles qui sont encore ouvertes à fin de consultation, il y a sur les rayonnages de grands espaces vides. Je prends un des livres restants et je m'aperçois que plusieurs pages en ont été arrachées par des vandales. Plus ma mémoire se dégrade, plus je souhaite protéger ce reposoir de mes lectures, cette collections de textures, de voix et d'odeurs. La possession de ces livres est devenue pour moi d'une importance capitale, parce que je suis devenu jaloux du  passé. »

Alberto Manguel, Une histoire de la lecture, Actes Sud (Babel), 1998, p 340.

mardi 12 février 2019

Actualité de lecture - Kiosque

     « Le centre Beaubourg qui, au moment de sa construction, avait fait hurler la Réaction, ce qui constituait un label irréfutable de qualité et de vérité pour les Modernes, représentait alors la pointe de ce volontarisme esthétique. Il avait donné le la à cet ébranlement du vieux pays encore secoué par les séismes des deux guerres. Ce qui était d'autant plus curieux que son architecture, inspirée des raffineries et des grands complexes sidérurgiques, disait en soi que le temps de l'industrie était fini, désormais muséifié aux côtés des arts et traditions populaires, qu'il avait dès lors sa place dans le Paris ancien auprès de l'église Sain-Eustache où avait été baptisé Jean-Baptiste Poquelin et enterrée Anna-Maria, la mère de Mozart. Or une église gothique, même si celle-ci, tardive, emprunte à d'autres influences, a cette particularité, comme Beaubourg, d'exposer à l'extérieur, de ne pas chercher à les camoufler, les artifices techniques, contreforts et arcs-boutants, qui lui permettent de s'élever, et aux murs de ne pas s'écarter, rôle joué ici par les gigantesques tuyauteries exposées en façade assurant le bon fonctionnement interne de l'édifice. Sur ce plan, Saint-Eustache et Beaubourg sont construits en miroir. Ce qui dit aussi que ce kiosque tubulaire à l'image du centre d'art contemporain s'inscrivait dans la fin du journal, lequel aura accompagné la révolution industrielle, participé à son désir de changer le monde, et disparu avec elle. La modernité n'est plus. »

Jean Rouaud, Kiosque, Éditions Grasset & Fasquelle, 2019, p 52-3.

mercredi 30 janvier 2019

La question. Actualité de lecture.



   « Où commence ma mémoire ? Parfois il me semble que ce n'est que vers quatre ans, lorsque nous partîmes pour la première fois, ma mère, mon père et moi, en villégiature dans les forêts humides et sombres des Carpates. D'autres fois il me semble qu'elle a germé en moi avant cela, dans ma chambre, près de la double fenêtre ornée de fleurs en papier. La neige tombe et des flocons doux, cotonneux, se déversent du ciel. Le bruissement est imperceptible. De longues heures, je reste assis à regarder ce prodige, jusqu'à ce que je me fonde dans la couverture blanche et m'endorme. »

Aharon Appelfeld, Histoire d'une vie, Éditions de l'Olivier, 2004, p 7.

jeudi 24 janvier 2019

Que fais-tu ?



     « - Tu te souviens de ta femme ?
       - Évidemment que je me souviens d'elle. Je suis venu m'installer ici. Je me suis marié. Une femme très bien. Elle est décédée, ça fait quoi, trente, quarante ans. Depuis ce jour-là  je suis seul. C'est pas bien d'être seul. On vit en solitaire. Et qu'est-ce qu'on peut faire ? On n'y peut rien. Faire pour le mieux. Il y a que ça. Quand il y a du soleil dehors, le soleil, je sors dans la cour, derrière. Et je reste assis au soleil. Et je me sens bien, je bronze. C'est ça ma vie. C'est ça que j'aime. La vie au grand air. Dans ma cour. Je reste assis une grande partie de la journée quand il y a du soleil. Tu comprends le yiddish ? " T'es vieux, t'as froid." Aujourd'hui il pleut.»

Philip Roth, Le Théâtre de Sabbath, Éditions Gallimard,1995, p 406  

lundi 7 janvier 2019

Pure nature...


     « Dire que d'aucuns, comme en rigole Dany Kovacs, croient retourner à la pure nature, se donner le frisson de la wilderness, jouer à la cabane primitive en planifiant leur fausse pénurie, leur frugalité d'hommes frustes, sachant qu'au moindre pépin, rage de dents, foulure, on se rapatrie fissa à sa base urbaine. Adeptes d'un Emerson, d'un Thoreau ou du naturaliste John Muir, dévots forestiers d'une "nature" poétisée avec mode d'emploi des éléments comme berceau de toute virginité, de toute innocence, ces disciples modernes, sans renoncer aux profits du capitalisme, escomptent que leur cure les console de leur petit malaise de civilisés et requinque leur virilité en panne -, mais je n'allais pas bassiner Jessie avec ma vieille rogne hors sujet, elle qui n'avait en tête que de retrouver son fichu cimetière.»

Anne-Marie Garat, Le Grand Nord-Ouest, Actes Sud, 2018, p 271.

samedi 15 décembre 2018

Portrait à la Dorian Gray



   « Elle est réconfortante, l'idée qu'on ne peut arrêter cette lente disparition et cet effacement, qu'ils obéissent à une logique qui - selon Lucrèce - veut que de la chose qu'on a faite de soi, comme de n'importe quelle autre, se détachent en permanence de très minces fragments qui flottent en image dans l'atmosphère. L'être humain, pour prendre un exemple, exhalerait en plein jours des milliards d'images de lui-même, une pellicule après l'autre qui se détacherait de lui, c'est pourquoi il vieillirait et s'affaiblirait et à un moment donné, il serait à son terme. » 

Matthias Zschokke, Quand les nuages poursuivent les corneilles. Éditions ZOE, 2018, p 61.