dimanche 14 février 2021

Écriture et peinture

          Comme un pinceau qui ne se contenterait pas d'apporter une touche nouvelle de couleur ici et là mais déroulerait d'un seul trait tout un pan du paysage, l'accolant à d'autres déjà présents, découpages juxtaposés et qui reconstitueraient peu à peu le tableau d'une Lorraine en guerre ou se préparant à l'être, limité à la fin à son cadre doré, vu(le tableau) d'un train de conscrits en marche dans la campagne ...


   « De loin en loin s'élevaient au-dessus de la plaine de hauts clochers surchargés d'ornements baroques, semblables, verticaux et bosselés, à quelques déliquescentes rêveries d'architecte rivalisant dans un ciel brouillé avec les cheminées d'usines et les hauts fourneaux, témoignant, contournés et nostalgiques, de la grandeur passée de princes polonais et de maréchaux aux noms de porcelaine, aux manchettes de dentelles, aux étincelantes et noires cuirasses bordées d'or, de sorte que dans les salles ou les corridors des châteaux qui parfois servaient maintenant de casernes on aurait dit que persistaient les traces laissées par les portraits qui y avaient été accrochés et au bas desquels, sous les visages sanguins ou délicats encadrés de perruques, pouvait se lire quelque titre ducal - ou même royal - évoquant (de même que le nom de cette ville (Baccarat) répété aux carrefours routiers), dans un scintillement de cristal taillé et de virils relents d'écurie, des visions d'amours enguirlandés, de marquises aux décolletés bordés de cygnes, de croupes pommelées, de tricornes et de bottes à cuissards. »

Claude Simon, Le Jardin des Plantes, Les Éditions de Minuit 1997, p 197

jeudi 11 février 2021

     Hypotypose

    "Figure de style consistant en une description réaliste animée et frappante dont on veut donner une représentation imagée et comme vécue à l'instant de son expression."

     « Dans la nuit, on ne pouvait voir le Gange. A la lueur du bûcher, on devinait seulement deux ou trois formes enveloppées de linceuls et déposées sur des brancards et que des vaguelettes d'eau noire venait lécher. Plus en aval se trouvait une haute terrasse dominant le fleuve, illuminée de guirlandes d'ampoules électriques multicolores. Il en arrivait une mélopée criarde amplifiée par de puissants hauts-parleurs et scandée par les échos rythmés de claquements de mains. Le prêtre (bonze?) nous a dit qu'on célébrait un mariage. »

   Claude SimonLe Jardin des Plantes, Les   Éditions de Minuit, 1997, p133

lundi 8 février 2021

 L'art de la description chez Claude Simon *


     « Contrairement aussi aux ruines laissées derrière elles par des civilisations passées et dont on peut voir encore les vestiges (temples, forums, remparts, arènes), les matériaux employés là (le bois et le fer), de nature périssable, sont condamnés à être peu à peu attaqués et détruits, soit par la rouille, soit pas la pourriture, de sorte qu'à la différence des sanctuaires, des colonnades ou des agoras, il ne restera un jour absolument rien, ni une galerie, ni un treuil, ni un wagonnet, ni une maison, de ce qu'un furieux et hâtif appétit de gain a édifié, le sol de nouveau aride, à peine bosselé encore de quelques décombres, puis simplement nu, retourné à son état primitif. »

Claude Simon, Le jardin des plantes, Les Éditions de Minuit, 1997, p70

    *Paysage anciennement industriel dans les Montagnes Rocheuses, aux États-Unis

mercredi 3 février 2021

   Tel la mer, le ciel sans cesse renouvelé pour une nouvelle lecture.

   « Depuis un moment la mer de nuages s'est peu à peu boursouflée, creusée de dépressions qui s'élargissent, se déchirent, s'ouvrent sur des précipices en même temps que les bosses s'enflent, s'étagent en champignons gigantesques faits de dômes superposés, nettement sculptés, leurs sommets d'un éclat parfois insoutenable, tandis qu'ailleurs leurs flancs s'estompent, se fondent en voiles grisâtres, imprécis, qui s'épaississent jusqu'à des ténèbres aux reflets couleur de soufre et où les rayons du soleil enfoncent çà et là des bandes plates, légèrement divergentes et comme poussiéreuses. »

Claude Simon, Les corps conducteurs, roman, Les Éditions de Minuit, 1971, p119.