mardi 18 janvier 2011

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     Je t'ai rencontré, ce matin. Dans la rue, face à face, soudain. Surpris, l'un comme l'autre, évidemment. Tu m'as ... Nous nous sommes embrassés, comme de vieux copains.
     Que deviens-tu ? Et toi ? Banalités coutumières des retrouvailles. Assis maintenant dans un café, derrière une petite table. La table entre nous. Tu m'expliques. Tu t'expliques. Te rassembles? Te résumes. A Paris pour un bref passage. Je n'ai pas voulu te déranger...
     Je t'écoute, te dévisage pendant que mon corps à partir du dos se durcit, se raidit; une vague tétanie qui m'envahit et me paralyse. Je suis bientôt comme sous hypnose. Nous parlons. Ou plutôt, je réponds à tes questions. Attirée, attisée par tes yeux qui me fixent. Charmée par la voix que je retrouve. Cet accent américain qui fait si bien chanter le français, arrondissant les syllabes, le réchauffant d'une pointe d'exotisme, y ajoutant une touche de couleur. Une voix en camaïeu. Ta voix qui encore m'enjôle. Comme ton regard qui m'enrobe, me cajole,  aujourd'hui comme hier. Sans de ta part le vouloir - je le sais - ton côté charmeur. C'est dans leur nature d'être caressants à tes yeux rieurs lorsqu'ils se posent sur quelqu'un. Doux et malicieux. Si compréhensifs aussi. Un regard désarmant. Clair et voilé comme certains ciels d'été.
     Tu m'observes, me semble-t-il, pareillement, mais de l'intérieur, de loin, en passant. Je le devine. Comme tout ce que tu touches, tout ce que tu abordes, que tu affrontes ou effleures. Avec respect d'abord, curiosité ensuite, avant que cela devienne désir d'apprivoiser. Un charmeur, on me l'a suffisamment dit et répété ...
(...) 

lundi 17 janvier 2011

     (...)

     Tu m'interroges sur ce que je fais, sur mes projets. Tu as aimé ma dernière exposition. Tu as lu le livre. Tu t'enthousiasmes tout en disant. M'encourages. Me donnes un conseil au passage. Tu sais tout de moi ou presque quand je sais si peu de toi. Tu parles, tu parles comme jamais. Que t'arrive-t-il ? Cherches-tu à me cacher quelque chose d'essentiel ? Cherches-tu à te dérober, pire, à te justifier ? Comment puis-je te prêter de telles pensées ? Un visage aussi lumineux, aussi candide! Si près de moi. Comment ai-je pu m'en tenir éloignée, supporter cette distance entre nous ? Etre privée du réconfort de sa présence, de sa chaleur ? Un regard si limpide. Ta force. Et toi, si sûr d'elle. Une force tranquille. Et qui met à l'abri de tout.

     J'ai caressé ce visage. Mes doigts sur lui, cent fois, mille fois, l'ont frôlé, effleuré, dessinant ses traits. Gestes répétés et chaque fois surprise que cela fut encore possible. Tu riais à la fin de tant d'insistance, mordillais mes doigts ... Des caresses sans nom. Le souvenir de la fleur si fine de ta peau. Ton corps à respirer, ce grand corps massif, si lent à s'éveiller, sortant doucement de sa torpeur. Mon gros ours. Mon petit ourson que je caress...

     Tu as l'air préoccupée ? Ta question me tombe dessus, me fouette, presque dure. Quelque chose qui ne va pas ? Comment dire ? Non, excuse-moi, un peu fatiguée en ce moment. Je pensais à autre chose. Cette rencontre si inattendue, si surprenante. Tu pars combien de temps là-bas ? Deux mois, peut-être quatre ... Je ne sais au juste. Tout dépend de ce que je trouverai, des gens, des contrats. On part pour une chose puis, une fois sur place, on vous demande ou en fait autre chose ... L' Australie, c'est un continent si peu connu, si à part. Il faut faire vite. Beaucoup de gens s'y intéressent déjà. Avant qu'il ne soit trop tard.

     Toujours à courir le monde, mon ourson. De plus en plus sollicité par les agences. Débordant d'idées. Difficile à suivre ou bien aurais-je  déjà oublié comment c'était ? Tu me parles comme si nous nous étions quittés hier, me racontant ton dernier rendez-vous, tes espoirs, ce que tu voudrais faire, avec qui... Ah, oui, tu ne connais pas! Ce sont des gens qui ont participé à l'illustration de ce gros ouvrage sur ce peintre anglais... aide-moi... dont on a beaucoup parlé à la suite de l'exposition. Une découverte! Turner, oui... Une chose difficile à négocier, l'accès aux collections privées...

     Comment s'attacher à quelqu'un qui est perpétuellement ailleurs, même et surtout lorsque vous l'avez devant vous ? Tu es de ces individus qui vous glissent avec agilité, facilité, avec un sourire, entre les doigts. Fuyant, vif-argent. Je ne veux pas dire que tu t'échappes volontairement. C'est naturel chez toi. C'est dans ton tempérament. Bien peu tempéré, ton tempérament! Indifférence aux gens ? Je n'ose le croire. Ne peut m'y résoudre. Te sachant capable d'être si attentif aux autres quand tu le veux. Restant à distance, certes. Préférant croiser les gens dans la rue. Les dévisager. Volant leur apparence. Un papillon qui butine. Sans port d'attache. Tu dessines toujours? me demandes-tu, t'intéressant soudain à moi, lassé de parler de toi, peut-être ayant deviné la dérive dans laquelle tu m'entraînes. Parfois, quand je ne sais que faire... C'est rare, tu sais. Tu vis seule ? Toi, me poser cette question ?  Je souris. Toi qui te passes si bien des autres, qui les vois à peine... Tu aurais dû être myope... Des amis, rien  que des amis. Tu m'as beaucoup manquée, mais ça je ne te le dirai pas. Tu m'as beaucoup marquée aussi, mûrie. Ancrée dans la vie. Je suis heureuse, tu sais. Malgré tout. Mais je n'ose lui dire tout cela. Pas plus que le questionner sur sa vie. Sur sa vie privée. Les questions brûlantes, toutes prêtes mais si banales si l'on réfléchit. Questions  ressassées et restées sans réponses. Difficile de dire, difficile à imaginer. L' homme que l'on a admiré, qu'on a aimé, partageant un temps votre vie... Je ne pouvais encore y croire. J'ai préféré ne pas savoir. Tu vis seul, toi? La question, pour toi, pouvait être tout simplement absurde. Capable de vivre dans la solitude la plus complète comme au milieu d'un groupe, passant des heures, des nuits à l'atelier, débordant d'énergie. Homme-orchestre. Et, quand la fatigue, par hasard, te terrassait, dormant n'importe où, chez n'importe qui... C'est comme cela qu'un soir je t'accueillis. Quand je pense à nous deux, à ces jours vécus ensemble, je me demande s'il y a place pour beaucoup de femmes en toi ?
(...)

dimanche 16 janvier 2011

     (...)

     Viens dîner à la maison, si tu veux! J'habite toujours quai de l' Abreuvoir, là où tu m'as déposée un jour... Je te remercie. Tu sais ce que c'est. Je ne fais que passer. Des gens à voir. Beaucoup de gens à rencontrer. Sans rendez-vous fixe. A n'importe quelle heure, quand on les trouve. Demain je dois faire un saut à Berlin pour prendre du matériel et je pars directement de là-bas pour Sydney. Toutes les choses à préparer à la dernière minute. Presque une expédition! Fuyant. T'étourdissant, peut-être ? Qu'as-tu à courir ainsi ? Que cherches-tu à oublier ? Sans bagages, sans ancrage aucun, ne supportant aucune contrainte que celles de ton métier. Libre, disais-tu. Tu comprends, je veux être libre. L'affirmant si sincèrement que tu en étais désarmant de naïveté, de candeur. Pourrais-je, dans ces conditions, comme le jour après la nuit, courir après toi, éternellement ? Je devais accepter, moi, mieux que personne, qui me proclamait femme libre. Depuis ce jour (ces journées, plutôt!) où il me devint évident que tu ne reviendrais pas sur ta décision, que je ne n'avais pas su te retenir, que je ne pouvais pas envisager les choses comme cela, je veux dire comme je les voyais en ce moment même, si près l'un de l'autre, nos genoux se frôlant sous la table,  et pourtant séparés par elle, par le temps, par tout ce temps derrière nous. Ma vie, c'était toi qui l'avais mise sur ses rails. Ton œuvre. Ta volonté. Ma joie, mon bonheur présent, c'est à toi que  je les devais. Ce bouleversement dans mon existence, me sentant soudain grandir. Le coup de pouce que tu lui avais donnée. C'est à toi, à toi seul que je devais cette nouvelle vie. Le monde qui s'ouvrait à moi, que tu avais ouvert pour moi. C'était à ce moment-là, qu'un beau matin, comme l'on dit,  nous nous sommes embrassés, nous quittant sans le dire, sans l'avouer, toi partant pour New-York, sachant déjà que tu allais rester là-bas (n'était-ce pas ta seconde patrie comme tu me l'avais expliquée un soir de confidences). Sans un appel de ta part. Sans un signe. Viens? Rejoins-moi. Tu auras du travail ici. Non, rien. Pas même une carte postale. Un message. J'allais glaner de tes nouvelles dans les revues. On le faisait aussi pour moi : tiens, tu as vu le reportage sur la Patagonie, les photos sont de Carl. Les amis adorent çà, donner des nouvelles surtout quand elles font mal.

     Tu  n'avais fait que passer dans ma vie. Heureuse étoile filante. J'étais restée dans cet éblouissement, dans cet appartement qui avait été le nôtre comme on reste bêtement sur le quai d'une gare, le train parti, le train que l'on vient de manquer. Je m'apercevais soudain que tu avais laissé ici, autour de moi, bien plus que des suggestions, toutes choses qui réglaient inconsciemment ma vie et auxquelles j'obéissais aveuglément : la disposition des meubles, le choix des tentures, des peintures... Des idées à toi comme autant de souvenirs. Un parfum de toi, persistant. Et, moi, l'idiote, ayant vécu-là sans les avoir nommés, me souvenant ce matin, te retrouvant, et leur donnant enfin leur signification, leur nom.

     Tu souriais. Riais presque. Heureux de la rencontre. Ou tout simplement de vivre. De partir. Déjà ailleurs. Sans avoir besoin de le provoquer, sans avoir eu à forcer le hasard. Je t'enverrai une carte de Berlin. Une ville extraordinaire. Tu n'y es jamais allée? ... Carl, quittons-nous ici, maintenant, veux-tu ? Tu sors le premier, tu seras gentil. Pas trop surpris de ma requête, de cette idée. Comme si tu avais attendu le moment, le dénouement. Tu te lèves. Te penches par-dessus la table et m'embrasses. Passes régler les consommations au bar. Toujours aussi délicat et attentionné. Naturellement. L'éducation. Et tu pars, m'envoyant un baiser de la main, la porte refermée.

     Je n'avais pas eu le courage de la scène des adieux  dans la rue. Crainte de ne pouvoir m'empêcher de te suivre des yeux quand tu t'éloignerais. Crainte que tu ne te retournes pas, tout entier à ton élan. Cette rencontre n'était, ne serait qu'une péripétie de plus, une de ces choses qui surviennent et qui pimentent l'existence. Ton existence à toi. Je t'enverrai un mot ... Savais-tu, à ce moment même, que tu oublierais ta promesse de l'écrire cette carte? Persuadé de l'avoir déjà fait. Etais-tu capable d'oublier quelque chose, toi, qui pensais à tant de choses à la fois, qui te souvenais de tout ? Difficile à imaginer. Je commandai un autre café, demandai le journal. Ma journée était foutue. Je téléphonerai tout à l'heure pour me décommander. Il me fallait d'abord digérer cette rencontre. Rafistoler le tissu des jours. Retrouver mon équilibre. Avec toi en travers, ce n'est pas facile d'en reprendre les mailles, l'une après l'autre, en cavale.

     J'ai lu et relu le journal. Fini par demander une assiette quand j'ai eu faim, repris un café avant de me décider à partir. Ne sachant plus très bien ce que je faisais, échouée-là, comme en rade. Une fois dehors, je suis restée encore un bon moment avant de sortir à l'air libre, clignant des yeux comme après un long séjour à l'obscurité, la lumière blessant les yeux. Ma matinée sinon ma journée entre parenthèse. Puis j'ai marché. Traîné, tourné, erré. Je ne me souviens plus. La tête vide. Il me fallait seulement aller. Et quand j'en ai eu assez, trop fatiguée pour faire un pas de plus, j'ai pris un taxi pour rentrer chez moi. Il faisait  déjà nuit: les lumières de la ville s'allumaient.

     Sur le palier, devant la porte de l'appartement, il y avait un gros bouquet. Avec une carte épinglée. Je t'embrasse. Carl. Pourquoi ?

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samedi 15 janvier 2011

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     L'appartement et toi. Je n'avais encore jamais fait le rapprochement, du moins aussi lucidement que ce soir, depuis que je suis seule. Ce soir, en rentrant, en allumant, les bras embarrassés de tes fleurs. Ta présence flottante en ces murs m'accueille. Le fauteuil où je tombe fourbue, les meubles, les objets, tout porte ta patte, c'est ton idée, ta volonté. Tout autour de moi se met à me parler de toi. Je  réalise maintenant que l'évidence m'en avait échappée. Que j'ai vécu ici depuis des mois comme si rien n'avait changé entre nous, comme si j'avais été préparée, avertie de ton départ. Tu devrais acheter ça. Mettre une petite table là. Le Gauguin en reproduction dans l'entrée  et que j'aime tant, c'est toi qui l'a encadré et accroché, une surprise, un soir. Un cadeau, comme ces fleurs que je laisse sans eau, en passant, sans cérémonie, sans crier gare.

     C'est grâce à toi que je l'ai déniché cet appartement. Une chance. Oui, une très grande chance : j'étais si contrariée par cette menace d'expulsion. Bouleversée même, dès la première lettre recommandée. Non par la lettre elle-même mais à l'idée de devoir quitter le quartier, d'être obligée d'aller vivre ailleurs. Comme en perspective d'un exil douloureux. Je retournais le problème dans tous les sens pour ne trouver aucune solution convenable. Je ne parvenais pas à imaginer comment je pourrais rester dans
l' Ile. Tout y a tellement changé et si vite. Les loyers  devenus inabordables. Un luxe. J'avoue que sans toi, je partais à la dérive. Tu sais, à l'époque, je ne me serais jamais faite à l'idée de quitter ces lieux, cette maison que j'habitais depuis toujours. J'y avais un attachement de bête. Toute mon enfance. C'est idiot un entêtement pareil et tu ne manquais jamais de me le reprocher à l'occasion mais je n'y pouvais rien. C'était ainsi : je n'avais pas la force de bouger. Tu t'incrustes aux murs qui, eux, t'adoptent, t'emprisonnent. Ils vieillissent avec toi et tu n'y prends pas garde. Enfin, c'est ce que je me racontais alors.

     C'est toi qui m'a aidé à oublier cette maison, et surtout à en franchir la porte. Une fois convaincue de partir et décidée, j'ai tout bazardé ce qui appartenait à ma mère. Je n'ai presque rien conservé. Un choix pénible, des jours passés à vider, à jeter, à soliloquer, à regretter. Ce n'est pas que ma mère ait beaucoup accumulé, non, mais simplement accomplir les gestes nécessaires pour me séparer de ces choses me coûtait. J'avais l'impression de taillader dans une vie qui ne m'appartenait pas et en même temps habitée d'une étrange jubilation ...

     Nous nous installions ici. Les peintures, la moquette, l'agencement de l'atelier, c'est toi. Tu dressais les plans, opposant à ma folie ton calme, ton efficacité, t'assurant le concours de tes nombreuses connaissances. Petit à petit, je faisais une croix sur le passé. Sans regret mais non sans amertume. Appelant de toutes mes forces une vie nouvelle. J'étais tellement amoureuse de toi ...

     Le déménagement. J'avais peu de choses personnelles en définitive à porter jusqu'ici. Mon matériel, mes livres, mon linge. Mais tu avais embauché  tes amis, tu avais même annexé un photographe de presse anglais que tu venais de récupérer le matin même à l'aéroport, pas le temps de le conduire à son hôtel, vous nous aiderez ! Je revois encore son bagage mêlé à mes cartons. Une folle journée se terminant par une soirée comme seul tu sais en organiser. Tu avais pensé à tout, le traiteur à l'heure dite, le soir, les fleurs, la musique, ma chaîne montée en catastrophe, tout cela arrivant en même temps, se mêlant, se confondant, s'ajoutant à notre remue-ménage. Et toi, riant, chantant, ordonnant, disposant. J'avais la tête un peu folle, un peu ivre peut-être, dépassée par les évènements, me laissant porter par la vague.

     Nous avons vécu ici, toi et moi, pendant toute la durée de ton contrat avec l'agence. Tu es ensuite parti pour New-York pour une nouvelle affaire, une affaire plus vaste, déterminante pour toi, affirmais-tu. Tu devais retrouver ton père que tu n'avais pas revu depuis deux ou trois ans. Un riche industriel. J'ai besoin d'être libre, répétais-tu. Je savais. Déjà prévenue. Comprends. Dis-moi que tu comprends. Je ne voudrais pas te faire de peine. Sans entraves. Je ne l'avais été pour personne jusqu'à maintenant. Je ne voulais pas t'arrêter en chemin. Un jour ici. Le lendemain ailleurs.

     Je dois reconnaître que tu m'avais proposé de partir avec toi à New-York. Ce n'est pas le travail qui manque là-bas pour des gens comme nous. Tu pourrais m'aider ... Je n'ai pas voulu t'aider. Changer de lieu, encore une fois,  c'était trop pour moi. Crainte de l'inconnu, d'adopter une autre langue. Je n'aime pas voyager. Je préfère les points fixes. Ancrée dans cette île.

     Tu es donc parti. Comme on part en voyage avec ton matériel et un sac sur le dos, un gros sac de toile que tu n'avais jamais vraiment quitté des yeux. Comme tu étais venu, tu es reparti. Je t'ai conduit à l'aéroport, tôt le matin. Salut. Travaille bien. Bref, pressé, résolu ... t'éloignant vite comme pour esquiver des regrets inutiles.
     En m'embrassant gentiment.

                                                * 
     

vendredi 14 janvier 2011

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                                            - 3 -



     Ici, on va, on vient, on flâne. C'est un îlot de silence dans la ville. Un  quartier de tendresse. Hors du temps comme il est hors de la ville. Une île. l' Ile, mon village.

     On achète son pain, son journal,   on discute, on s'interpelle, on se salue d'un trottoir l'autre, on s'arrête au milieu de la rue où passent de rares voitures. On prend l'air du temps et des nouvelles de sa voisine. Le temps de vivre.

     On se promène aussi. Beaucoup de promeneurs, pas forcément du quartier. D'autres gens, différents. De passage et qu'on ne revoit jamais. Nationalités et langues mêlées. Des couples nonchalants, guide en main, le nez en l'air, cherchant une porte, un encadrement, un blason, un balcon ouvragé ou quelque détail d'architecture dans une façade grisâtre, un enfant ficelé sur le dos de l'homme, un autre le nez à  la  vitre  de la confiserie voisine, la  femme lit attentivement sa brochure, systématiquement et sans omettre une ligne par crainte de manquer quelque chose, de passer à côté de l'essentiel. C'est bien du XVIè - d'ailleurs  beaucoup plus ancien que le reste - regarde ! Lui, photographie avidement, jouant des focales. Prolongement du regard.

     De petits groupes, ceux-là pressés, minutés, venus en troupe des rives d'en face sous la houlette d'un pédagogue patenté qui dévide sa litanie à une  assemblée de fidèles qui l'accompagne sagement, pieusement, passant d'un trottoir à l'autre, s'arrêtant, rituel oblige, aux endroits convenus, toujours les mêmes, repères, jalons de l' Histoire, comme autant de stations d'un chemin de croix profane, saluant au passage la mémoire de tel ou tel personnage, peintre, marchand, poète ou banquier, grand commis de l' Etat, capitaine des Gardes d'une majesté, et qui revit fugitivement  à l'évocation cyclique du thuriféraire, levant tous en même temps la tête comme guettant dans le ciel le passage annoncé d'une troupe d'oiseaux migrateurs, cherchant à repérer l'objet du discours, s'efforçant de suivre comme indiqué la frise d'une façade, scrutant les pierres, leur regard errant enfin en désespoir de cause sur le rebord d'un toit, d'une corniche, rencontrant une gouttière à tête de dauphin, allant d'une fenêtre à l'autre ou bien s'arrêtant sur l'un de ces détails ou un autre,  sur un reflet de lumière dans une vitre qui bouge, une main qui repousse un rideau, désynchronisés soudain et, après une courte halte, reprenant leur procession un instant interrompue, avec un léger retard sur le laudateur qui déjà retraverse la rue, poursuivant une conversation, une sorte de soliloque familier, contant, récitant, quelque aventure galante ou se complaisant à la narration de quelque fait divers ou épisode tragique des temps passés qui fait frémir et dont les boiseries, tapisseries, lambris, entrevus dans l'ouverture d'une large porte-fenêtre furent les témoins, servant de cadre, de décor, à jamais silencieux, dévidant, le conteur, retraçant histoires, chroniques, reprenant inlassablement comme une mécanique bien rodée la même anecdote, au même point géographique de son parcours, au même moment de la traversée, intarissable, incollable. Vous distinguerez, à votre gauche en entrant ... ramenant, son récit achevé, ses ouailles à la brutale réalité contemporaine des lieux... tandis qu'à votre droite ...  elles,  les ouailles, se glissent par l'étroit passage, s'obligeant à mille politesses, mille manières, échangeant pour la première fois un sourire de connivence, sourires contrits aussitôt figés sur les lèvres, découvrant comme annoncé l'escalier qui dessert en une audacieuse et gracieuse envolée les anciens appartements d'une Comtesse d'origine polonaise par sa mère mais bourguignonne par son père, un maréchal
d'Empire...hôtel aujourd'hui propriété de la Ville et que nous visiterons dans un instant... La  rampe en fer forgé date de 1756; elle comporte vingt-quatre motifs de scènes de chasse, tous différents. Classé à l'inventaire. Vous remarquerez, en montant,... la voix étouffée par un bruit de pétarade dans la rue... A la Révolution, l' Hôtel fût occupé par les gardes  Suisses puis profondément mutilé sous le premier Empire, le général qui s'en était porté acquéreur à son retour de la campagne de Russie, l'ayant revendu peu après non sans l'avoir dépouillé de son mobilier et de sa décoration intérieure dans le style rococo. Le faune qui occupe la niche du palier et dont l'original fût retrouvé par hasard en Espagne, n'est qu' une copie en marbre, œuvre d'un élève de la fameuse école toscane... On y reconnaît aisément le style du maître. Cette copie a été offerte en 1970 à la Ville par l'Ambassadeur d'Espagne...

     Petits groupes qui butinent, au gré des portes qui s'ouvrent pour la circonstance, un brin d'Histoire, portes qui les happent un instant, les rejetant l'instant d'après, s'éparpillant alors, s'égayant dans les cours aux pavés irréguliers, aussitôt libérés, perdant leur cohésion de groupe comme une  classe juvénile tout à coup sans maître, abandonnée à elle-même, maître qui réapparait enfin, fermant soigneusement la porte derrière lui, reprenant en main son petit monde qui à sa vue s'assemble, se rassemble, se reconstitue spontanément autour de lui, achevant de donner une explication à un vieux monsieur qui se répand en remerciements qui semblent ne pas devoir finir, confus, ravi de tant de considération, poursuivant sa déambulation sous la conduite débonnaire de l'officiant.

     La visite se termine à la pointe de l'île. Vue superbe sur le fleuve qui présente ici sa largeur la plus grande, point de convergence des deux bras. Devant vous, les quais, l'ancien Port au Foin, plus loin, le Port au Blé. Au-delà, la ville dont on aperçoit les toits, les flèches, les clochetons et les dômes de plusieurs édifices remarquables... Une péniche passe et capte un instant l'attention du groupe. Cliquetis des appareils photographiques. Elle va, bête sombre et têtue, impassible, se laissant porter par le courant descendant. Elle glisse, lourdement chargée, l'eau léchant son bord, énigmatique et appliquée. La leçon
d' Histoire est traversée  et soutenue par le ronronnement tranquille du moteur, un continuo monotone, un moulin qui tourne rond et qui parvient ici maintenant que le chaland s'éloignant a viré légèrement de bord, regagnant, se plaçant dans le milieu du fleuve. De   votre gauche à votre droite, le Palais de Justice, la Tour de l' Horloge, les toits ... cette fois la voix est couverte par un car de police claironnant passant sur l'autre rive. L'arbre que vous avez derrière vous et qui ombre cette petite place est un noyer à feuilles de frêne. Il a été planté en 1883 pour l'anniversaire ... le groupe docile à la voix monotone et professionnelle pivote en un bel ensemble, délaissant la péniche maintenant éloignée et désormais sans intérêt, fixe l'étiquette portant les renseignements annoncés, clouée à mi-hauteur du tronc d'un grand corps noueux,  tout juste à l'aisselle des premières branches  maîtresses qui s'en détachent presque  à l'horizontale.

     Mesdames et messieurs, la visite s'achève ici annonce le cicérone. Je vous remercie de votre attention. Ultimes photographies de  l'arbre. Les appareils sont alors rangés, ramenés sur les épaules ou disposés dans leur sac... Un grand corps noueux évoquant l'écaille de tortue, bosselé, noirâtre, parcouru de crevasses nerveuses. Armure, carapace de quelque animal antédiluvien sorti par inadvertance du fleuve et resté là, immobile comme fossilisé dans la boue qui s'est fendillée en séchant sur la peau du monstre  entravé telle une figure de proue à la pointe de l'île. Pourvu, couronné d'une forte charpente se subdivisant en neuf branches énormes et régulières qui, s'écartant les unes des autres   forment comme les tiges d'un solide candélabre de cathédrale.  Un bouquet fantastique. Une tête   majestueuse  d'équilibre et d'harmonie. Le  regard revient au tronc  noueux, si dur, si réfractaire, qu'aucun canif tenu d'une main amoureuse ne s'y est aventuré jamais.

     A cet endroit s'étendaient les jardins de l' Hôtel du Petit-Duc, disposés en terrases jusqu'ici. Quelques éléments décoratifs de la façade de cet ancien hôtel   ont pu être sauvegardés à sa démolition et sont incorporés dans l'immeuble, là, à droite sur le quai, ajoute mezzo-voce l'accompagnateur s'adressant aux derniers touristes encore près de lui,  restés sous le charme de l'heure et du lieu. Puis chacun se disperse sur ces paroles définitives. Le   desservant, mission accomplie, s'engouffre dans une petite voiture rouge stationnée là en prévision. L'eau, en contrebas, bat encore mollement sur  les pierres du quai, par petites vaguelettes qui viennent y mourir avec un petit bruit régulier de bête qui lappe. Le   soir tombe. Je reste sur ce bout du monde à rêver, développant mentalement les images de la journée.

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mercredi 12 janvier 2011

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                                          - 4 -


     Pour mes treize ans, j'ai désiré un appareil photo. Un bel appareil, un vrai. J'y suis encore fidèle. Quand je pars en découverte, c'est lui que je prends de préférence. Avec lui, je vois mieux, je sens mieux les défauts du premier jet. C'est un vieux compagnon. Tu m'as dit, le prenant dans tes mains, que c'était un des meilleurs objectifs  de l'époque. Comment ta mère a-t-elle eut l'idée de ça ? Maman faisait peu de cadeaux mais à l'occasion y mettait le prix. C'était aussi, je crois, un plaisir qu'elle se donnait.

      Cet appareil nous a un peu rapprochées toutes les deux. Des sorties faites ensemble, quelques petits voyages en fin de semaine. Visites qu'elle préparait en cachette toute la semaine. Ma mère avait ses élégances. Elle me donnait ainsi l'impression de connaître un certain nombre de choses. Ou peut-être, tout simplement, ne faisait-elle que revenir sur des lieux connus d'elle seule, lieux de sa jeunesse, d'une autre vie. Je ne savais. N'ai jamais su. La questionner était inutile - mes questions étaient toujours ridicules ou tombaient à côté - j'avais fini par ne plus en poser. Ainsi pour mon père ... Cela m'a aidé à aiguiser mon sens de l'observation, à préférer écouter parler les gens plutôt que de parler moi-même. La photographie demande une grande attention. C'est une école de silence. Le regard porté sur les êtres ou sur les choses ne souffre pas de distraction. C'est même l'essentiel. Un questionnement muet, discret, sans déranger. Du moins, je le pensais. C'était ma méthode à moi. Toujours est-il que nous allions ensemble en ces sortes d'expéditions. Allers et retours dans la même journée. Ne fait-on pas cela toute son existence que visiter un seul lieu, par fidélité, et pour ma mère, au premier paysage que l'on a aimé ? Revenant, moi, avec toute une provision de clichés, les miens, ma mère me laissant libre du choix du sujet, me suggérant tout au plus un cadrage, perdue qu'elle était elle-même dans ses propres rêveries.

     Au début, je donnais mes films à développer et à tirer au photographe d'à côté, homme sans âge, débonnaire et bougon. C'est vous qui faîtes ces photos, me dit-il un jour. Il y a de l'idée, celle-ci est intéressante... Chaque fois, j'avais  droit en reprenant mes images à un petit commentaire, se transformant vite en une remarque, un conseil, sans en avoir l'air, mais qui venait toujours à propos et dont je faisais mon profit. Un bon objectif, du piqué, pas trop dur, du piqué, juste ce qu'il faut... Soignez votre mise au point... Voyez, le premier plan aurait pu être net aussi. Fermez le diaphragme d'une division. N'hésitez jamais à fermer le diaphragme...

     Nous nous sommes rapidement pris d'amitié. Lui aussi a été chassé du quartier, poursuivi par l'âge et les promoteurs. Une vitrine minuscule coincée entre deux portails. Une boutique grande comme un mouchoir de poche. Tout de suite, au fond, son labo d'où il émergeait en marmonnant, l'air un peu bourru, la pupille dilatée, pour servir le client. C'est lui qui m'a appris l'essentiel de ce que je sais en photographie. Une sorte d'artiste et qui aimait qu'on le prenne pour tel. Voilà la petite demoiselle me disait-il en m'accueillant ou, plus tard,  Ah, c'est vous ! Vous avez pris le temps cette fois de bien cadrer ? Une bonne photo est d'emblée cadrée. On ne découpe pas après coup avec des ciseaux... C'était son dada, le cadrage. Son point fixe. Sa polaire.

     Bientôt, sous sa direction, je fus admise au sein des seins. Je développais moi-même. Je le rejoignais dans son cabinet photo où j'avais le privilège de pénétrer et, plus tard, à l'occasion lui donner un coup de main quand il y avait urgence pour lui comme à l'occasion d'un mariage ou de quelque autre fête. Et lui, si taciturne avec la clientèle, ne tarissait pas de tout l'après-midi et quand il n'y avait plus rien à faire ou carrément s'interrompant en pleine opération, il prenait sur ses étagères un paquet d'épreuves qu'il me commentait et j'avais droit aux caractéristiques de l'appareil, de son optique - un objectif introuvable à l'époque, même sur le marché de l'occasion - déniché aux Puces, le boîtier bricolé par lui, rafistolé ... Regardez ce piqué! On ne fait plus d'objectif comme cela aujourd'hui. Les gens n'aiment pas trop le trait révélateur. Un peu de flouté plutôt qui flatte un portrait et les fabricants l'ont bien compris. Lui, aimait les visage nets, le grain de la peau visible, son duvet, son velouté. Portraits précis comme scrutés, fouillés à la loupe, révélateurs. Je l'ai perdu en Quarante. Parti avec, à la guerre, comme on va en pique-nique ! Pensez donc, j'étais photographe aux Armées ! Volé, dans la débâcle. Quelle bêtise ! Pas perdu pour tout le monde. Si je l'avais laissé ici, je l'aurais encore, ajoutait-il. Parenthèse tautologique qui se refermait toute seule sur un regret toujours à vif.

     Vous avez vu cette lumière que nous avons eu lundi ? Je suis allé sur les quais. Venez voir, si vous avez un moment. Et il m'entraînait dans le labo, étalait deux ou trois épreuves toutes fraîches qu'il avait " décrochées " comme il disait, les sortant du bain de lavage, les égouttant soigneusement, avec une lenteur étudiée, pour mieux me préparer à la découverte, les étalant l'une après l'autre sur la plaque qui servait de couvercle à la cuvette, approchant la lampe, se reculant alors, attendant mon verdict ... Ou bien, loin en banlieue. Toujours en noir et blanc, ses photos, (la couleur ce n'est pas la vraie photo - autre adage qui pour lui avait valeur de postulat et dont il ne démordait pas). Composition calculée, jaugée et qui me faisait rêver, un équilibre subtil entre lumière et ombres, dosage savant et patient et si naturel cependant, le moment juste saisit et qui donnaient à chacun de ses clichés tant de pathétique qu'ils m'effrayaient parfois. Oui, effarée que lui, photographe, se  complaise à ces thèmes, entrepôts vides, ateliers abandonnés, paysages usiniers désormais sans vie, assemblages invraisemblables de ferrailles tordues, de vitrages éclatés, univers en sursis promis à un anéantissement proche et inéluctable. Quels souvenirs allait-il chercher et ramenait-il de ses incursions ? Comme ce lever de soleil qu'il avait finit par obtenir à force de ténacité et de patience. Un coin découvert par hasard, au cours de ses errances, en passant sur un pont. Un pont surplombant un faisceau de voies ferrées, la gare de triage au loin, les voies s'écartant, fuyant en éventail, se rapprochant, se chevauchant, à perte de vue, en une géométrie d'acier. Une forêt de caténaires, de fils, de lignes sur fond de pylônes dominant, menaçant de leurs bras de géants l'horizon. Il avait attendu le matin d'hiver propice, étudié les heures du lever du soleil, calculant le jour, estimant l'endroit d'où l'astre surgirait à l'horizon. Une fois trop à droite, une autre fois trop de brume, la vue bouchée. Attendant, espérant une certaine lumière pour qu'elle se reflète sur les rails à vif. Epiant un soleil flou et cotonneux, énorme. Patientant dans le froid. Une image, c'est d'abord là - et il se frappait le front du doigt - qu'elle prend forme. Je voyais les tentatives successives, certaines jugées trop dures, les autres trop douces, partir, échouer dans la poubelle disposée à ses pieds, encore dégoulinantes d'eau après un lavage rapide et inutile, la révélation à peine terminée. Ce n'était pas cela. Peu échappaient  au verdict implacable et trouvaient grâce à ses yeux et étaient dignes d'être conservées. C'est inutile. Gâcher du papier pour rien. L'envie de le supplier pour conserver celle-ci. Elle vous plaît ? Oui, donnez-la moi. Trop carte postale! Il ne faudra pas la montrer. La passant malgré tout, pour moi, dans le bain de lavage, maintenant un instant la feuille par la tranche de sa pince sur le rebord de la cuvette, l'égouttant longuement, la scrutant encore une fois comme s'il avait espéré y découvrir ce qu'il cherchait, secouant la tête négativement, et, d'un geste brusque, comme de dépit, l'envoyant dans l'eau où s'ajoutaient aux reflets du matin mal éveillé de la photo les reflets moirés de l'eau. Un jour, je l'ai vu revenir, l'oeil malicieux, presque rieur. Je l'ai. Viens ! J'avais compris. Nous avons développé... Cette image agrandie tapissait le fond de sa boutique. Un soleil énorme derrière une forêt de pylônes par un matin de givre. Contre-jour.

     C'est où ? Vous connaissiez ? Quand j'étais jeune, j'ai travaillé là. J'étais en usine avant de faire photographe, avant de me mettre à mon compte. Désormais libre... Paysages agonisants parcourus de grands éclats de lumière, avec des reflets crus et glacés que l'eau de la cuve sous mes doigts faisait trembloter. Cela pinçait le cœur. Je ne pouvais imaginer ni concevoir la somme de regrets accumulés au long de cette vie et que je ressentais, moi, quand je contemplais, fascinée,  ces clichés qui me révélaient son monde secret tout empreint de mélancolie et de résignation. Il avait été libre, certes, et heureux sans doute. Je n'osais lui demander, à lui qui recherchait  tant de perfection de manière presque maniaque. A la façon de tout un chacun, sans doute, au jour le jour, de petits plaisirs en petits plaisirs avec bien des compromissions  autour. Prendre sa retraite et devoir fermer sa boutique, cette perspective le tracassait, le bilait. Attendant le moment de celle de sa femme qui était un peu plus jeune pour arrêter une décision, s'installer dans sa province natale, la maison des parents, pour l'heure fermée. Et il se lançait dans la description de son pays, de sa campagne, de la maison, du jardin en friche et ce qu'il en ferait, la suffisance des légumes pour deux, une place aussi pour les fleurs, le petit labo photo qu'il plaçait déjà dans un coin du vaste grenier... Comparant en enjolivant avec leur vie ici pour se donner du courage à l'ouvrage. Malheureusement, parti sans avoir pu vendre son fond de commerce, l'immeuble bien vite consolidé d'énormes étançons de bois, plantés dans le trottoir, obligeant depuis nombre d'années les piétons au détour, et qui soutenaient une façade décrépie mais classée devenue avec le temps trop obèse, menaçant de s'écrouler, promis à la démolition.

     Je crois qu'il m'aimait bien et me considérait un peu comme une disciple, me délivrant ses façons, ses trucs, comme on transmet quelque secret . Un dépôt précieux. Tu devrais montrer tes photos, me dit-il un jour. Et il me demanda la permission d'en exposer quelques unes dans sa vitrine, des agrandissements que nous concoctions dans le labo, avec mon nom sur un petit papier à côté. Il n'en vendit jamais aucune, les touristes n'étant pas encore aussi nombreux qu'aujourd'hui. Mais il était heureux de pouvoir m'annoncer qu'un passant s'était arrêté devant sa vitre, un moment, ce matin. Et il en parlait avec ses clients. Vous avez vu le travail dans la vitrine ... et il en avait même accroché quelques unes sur le mur, à l'intérieur! J'étais confuse et le laissais faire : cela lui faisait tant plaisir.

     Un peu avant son départ, il s'offrit un banc de tirage couleur et me demanda de faire les photos du quartier qui me plairaient. J'en avais déjà toute une collection en noir et blanc qu'il connaissait. Il se mit à les tirer en cartes postales et les installa sur un présentoir suspendu derrière la vitre de la porte d'entrée de son magasin. Il ne s'agissait pas de prendre son idée à la légère et de refuser. Je le soupçonnais d'avoir combiné la chose depuis longtemps et de m'avoir  poussée à obtempérer et de me sentir moralement tenue devant le matériel couleur acquis la veille ou presque de fermer boutique et qu'il lui faudrait revendre, c'était évident, à perte, de collaborer avec lui et de rentabiliser cet investissement - comme il me le confia un jour que je devais être encore une fois dubitative devant le projet - en m'associant, sans discuter  ni perdre de temps, à son projet de cartes postales. Il avait joué en douceur, me plaçant devant le fait accompli, ne doutant pas de mon acceptation. Et moi ne pouvant  dans cette situation qu'entrer dans la combinaison si bien ficelée. Tu as la patte, dommage que je sois trop vieux. Nous aurions fait des choses ... Je me mis à la couleur, photographiant les vieilles devantures des boutiques avant qu'elles ne disparaissent, les enseignes avant qu'elles ne changent, les hôtels anciens avant restauration, les porches, les escaliers, les petites rues de l' Ile, les quais... Les sujets ne manquaient pas. Je les connaissais tous depuis le temps  que je les voyais. Que je transformais en vues pittoresques, à l'unité ou par six, écriture appliquée, comme le proclamait la calligraphie de l'annonce. Il était fier de son idée. Je crois que cela lui amena un peu de clientèle supplémentaire, les gens s'arrêtant devant la porte, examinant  le montage et entrant dans la boutique. Si j'avais été plus jeune ... Regarde, ça marche! J'en ai vendu trente cette semaine. Cela marchait. C'est bien ce qui m'étonnait le plus, moi la première - lui, apparemment, n'en n'avait jamais douté - surprise et amusée. Nous partagions les bénéfices, les ventes soigneusement notées par lui dans un petit carnet. Vues gentillettes, hautes en couleurs, un peu naïves. On imaginait des miniatures, des dessins, des imitations de cartes anciennes et les gens se laissaient prendre. Un eût bientôt un véritable catalogue. Mon ami le photographe parti, une librairie voisine, une amie, a acheté le tout. Elle diffuse la collection dont je lui ai donné l'exclusivité. J'en vois, du même genre, un peu partout maintenant. La gloire, quoi !

     Il n'y avait pas de semaine sans que je passe le voir, même si je rentrais tard de la librairie. Il n'avait pas d'heure pour fermer, lisant le journal à la fin de la journée, paisiblement assis derrière son comptoir, attendant le retour de sa femme qui faisait les nocturnes dans un grand magasin de la rive gauche. Je passais, histoire de dire bonsoir, prendre des nouvelles du quartier et des insulaires. Au 2, les derniers locataires sont partis hier, m'annonçait-il. Tout est fermé définitivement. Le permis de démolir est déjà affiché. " Ils " n'ont pas perdu de temps! Chantier interdit. Nous partirons tous ! Je ne trouvais rien à opposer à cette quasi certitude, une évidence simplement différée. Je passe dimanche dans la matinée, lui disais-je. Tu déjeuneras avec nous ? J'ai enregistré une émission sur le Canada. Des images superbes. Nous regarderons cela. A dimanche. Un fou d'images. Lui qui ne voyageait jamais qu'en imagination.

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     C'était ce qu'on appelle une belle journée d'hiver. Léger brouillard le matin. Soleil sur le coup de midi, à vif. On croit respirer un air soudain plus pur. Les gens croisés dans la rue, tout à coup plus guillerets, plus aimables. Les bruits de la ville assourdis, plus feutrés. Et le soir, la lumière se prolonge plus longtemps qu'à l' accoutumée.

     C'était un lundi, jour de repos. Mon jour de liberté. Attirée dehors par la lumière. Le soleil qu'on supporte en face, sans cligner des yeux. Une lumière qui donne des ombres légères, trop obliques pour être vraiment franches et qui nimbe les choses d'un halo doré.

     Je voulais depuis longtemps tenter quelques essais avec des graffitis sur les murs, en bas, sur les quais. Rassembler une documentation avant qu'ils ne soient effacés comme on menaçait de le faire périodiquement surtout ici. Ils foisonnaient à cette époque, calligraphies étranges, dessins simplistes ou sophistiqués. Brefs poèmes. Graphismes purs et dépouillés. Obscénités. Jeux de mots difficiles à déchiffrer. Signes le plus souvent cabalistiques. Repères pour initiés. Codes. Idéogrammes. Pictogrammes. Lettrisme. A se perdre dans les hypothèses... Autant de clins d' oeil, d'affirmations péremptoires, signes de reconnaissance. Etalés sur les murs, épousant leur géométrie variable, se jouant des bosses, des éclats, des creux du parement, des anneaux d'amarrage, trouvant en ces accidents un supplément d'âme. Travaux nocturnes pour la plupart d'artistes inconnus, fruits de l'insomnie et de la maraude et que l'on découvrait au matin dans toute leur fraîcheur d'encre.

     J'imaginais mal leurs auteurs, saccoche sur le dos, leurs gestes furtifs, maniant avec sûreté et dextérité craies, couleurs et bombes dans l'ombre complice toujours dans la crainte d'être surpris. Qui étaient-ils ? Bohèmes, poètes funambules, maniaques, obsédés, désespérés, libres penseurs, tous attirés par le fleuve et l'ombre glauque des ponts ? Seuls ou en bande ? Allez savoir.  "Interdit de graffiter" avais-je lu un un jour, il n'y avait pas très longtemps, au milieu de cette floraison nocturne. Cette opprobre en forme de vindicte, pied de nez au bourgeois, par qui avait-elle été tracée, ironie ou humeur, bien en évidence parmi ces fresques ou ces frasques rupestres ? Je notais les nouveautés dans mon carnet au cours de mes incursions au bord de l'eau lorsque j'entreprenais le tour de l' Ile. Quand le voulais m'aérer un peu. Je n'avais que quelques pas à faire pour gagner mon terrain de chasse et descendre au bord de l'eau.

     J'aime ce décor de pierres. Un décor reposant, toute en netteté, les rebords parfaits des parapets, les décrochements des escaliers, les refends, l'appareil régulier des pierres taillées. Un décor sage, presque grand siècle. Construit au cordeau, à l'équerre. Net. La muraille austère, autoritaire, baignée, adoucie par le fleuve, que l'eau vient lécher et tempérer. La lumière aussi y joue, par réflexion. Point de rencontre de deux univers, le monde de l'eau aux reflets changeants et  du monde minéral, immuable dans la rigueur de l'assemblage théorisé des pierres. J'arpente les gros pavés disjoints de la berge, ourlés d'herbe, à l'abri du mur qui corsète l' Ile sans me lasser des vues sur la rivière, bercée par la mouvance miroitante de l'eau et le bruissement léger des peupliers plantés sur un rang, tout contre le mur, certains encore vaillants malgré leur grand âge, monumentaux, avec leur écorce rose, d'autres, tiges grêles, candides, insouciants et impudiques, jeunots nouvellement ancrés parmi les anciens et peu à peu les remplaçant. Quelques flâneurs, comme moi, ou des pêcheurs obstinés ou des couples d'amoureux venus espérer là un peu de solitude, disputant  les rares bancs aux clochards cherchant, eux, à profiter de la chaleur renvoyée par le mur.

     Au-delà des chatoiements  de l'eau, il y a la ville dont le bourdonnement vous parvient comme étouffé, écho d'une agitation presque lointaine qui n'a pas cours ici et qu'on ne fait qu'imaginer, deviner derrière les arbres et les parapets de la rive opposée comme le résidu sonore d'une activité futile et désordonnée d'un monde lointain. Ce quartier de par son insularité constituait un des rares sites privilégiés de la ville comme à cent lieues de la cohue, baigné qu'il était d'un calme tout provincial, principal attribut des vieux quartiers comme ces vieilles personnes qui n'ayant plus rien à raconter ou à offrir se tassent sur leur siège, se ratatinent, se fanent, avant que de s'enfoncer dans une léthargie sans nom.

     J'avais réalisé quelques clichés déjà, cadrant au plus près certaines inscriptions, très nombreuses en cette endroit du mur, près du pont. Un photographe, surtout lorsqu'il utilise un pied, devient vite à son tour un sujet d'attraction, un spectacle. Il faut savoir s'y faire. Ici, les badauds vous jaugent de haut, vous dominent, en surplomb qu'ils sont, s'accoudant, se couchant sur le parapet pour mieux voir en contrebas. Pendant que j'opérais, plusieurs têtes s'étaient montrées, suivant un moment mon manège, disparaissant aussi vite qu'apparues, vite lasses de la trop grande lenteur de l'action ou de ne pas comprendre ce qui pouvait bien intéresser l'acteur à ce point sur un mur au sommet duquel elles se trouvaient et dont elles ne pouvaient rien deviner, incapables qu'elles étaient de se pencher encore plus.
     Au moment où prenant un peu de recul pour photographier un ensemble assez réussi et cherchant le meilleur angle, je distinguais la silhouette d'un type qui manifestement s'intéressait à mes allées et venues depuis un moment. Un type jeune, d'un blond tout ce qu'il y a de plus nordique presque roux. Pendant que je m'éloignais du mur, j'ai aperçu, pendu à son cou, un gros appareil photo. Un touriste matinal, sans risque de se tromper. Alors que je notais mes dernières prises dans mon carnet, il se dirigea vers l'escalier métallique tout proche, s'arrêtant sur la passerelle en avancée, regardant à droite puis à gauche, tel un capitaine, pensais-je, sur sa coursive. Ne manquait que la casquette. Je m'éloignais pour un autre cadrage, vérifiais la lumière, déplaçant l'appareil encore un peu, le calant entre les pierres. Il y avait, sous le pont, dans l'ombre de la voûte et sur la culée, de nombreuses inscriptions et des dessins réalisés au pochoir avec de merveilleuses couleurs. Et qui avaient demandé certainement une longue attention, expressions d'une grande maîtrise aussi. L'arche offrant sans doute la protection naturelle et nécessaire à l'opérateur, à l'abri de regards indiscrets, pour réaliser un tel ensemble si soigné. Je n'en n'avais encore vu de semblables. Dans la lumière du jour je n'y gagnais rien. Par contre, sous le pont, la lumière était atténuée et très douce avec tous ces moirages miroitants en reflets sur la voûte. L'opération ne serait pas des plus aisée. Je supputais la meilleure ouverture possible quand je sentis une présence derrière moi, tout près. Bonjour. Professionnelle ? Direct le type. Je me retournais. C'était mon capitaine rouquin. Français impeccable pour un touriste. Un léger accent américain cependant mais avec un brin de dérision, de cette supériorité qu'ils mettent dans leur voix comme ils ont tous. Non, amateur seulement. Un beau garçon. Superbement charpenté. Jeune. Professionnel ? Oui, je repère ici pour réaliser des photos de mode. Recherche d'un cadre. Qu'il devait réaliser pour un couturier. On lui avait parlé de l' Ile qu'il ne connaissait pas. Alors il la parcourait. Les quais retenaient son attention mais sans grand enthousiasme semblait-il et il venait d'avoir l'idée d'y descendre, se rendre compte au bord de l'eau de ce qu'il pourrait faire. En fond, en regardant vers le haut, les vieux hôtels en bordure, les arbres penchés, s'écartant du mur... Tout de suite, j'ai pensé pour lui au pont. Du bord de l'eau, la vue est plus dégagée et au soleil levant, la lumière naturelle est belle. Vous avez vu le vieux pont ? Celui qui est légèrement en dos d'âne ? Des quais, la vue est belle. Oui, il avait repéré le pont, il était arrivé par là venant de la rive droite. Avec les candélabres à trois branches, les pierres sculptées des parapets, les plaques de marbres de couleurs. C'est une idée qu'il avait éventuellement retenue... Notre conversation était très technique. Etait-il descendu jusqu'ici uniquement pour me faire part de ses préoccupations ou pour me draguer ? J'avais l'habitude. De beaux yeux, le regard franc, des lèvres bien dessinées comme je les aime. Je ne parvenais pas à me faire une opinion. Je n'aimais pas être dérangée de la sorte lorsque je travaillais et surtout que l'on se mêle de ce que je fabriquais. Etre interrompue par un type pas déplaisant, c'était un comble. Je m'éloignais de mes graffitis. Ma séance était terminée. Je ne pouvais pas continuer. J'habite ici depuis longtemps et je peux vous piloter si ça vous intéresse. Je me lançais dans mon numéro touristique quand, sans répondre à ma question, il me bombarda d'une foule de questions, ce que je faisais-là, et pourquoi, et pour qui, où je travaillais, depuis quand, etc. Questions auxquelles il me fallait bien répondre sous peine de paraître un muffle. Ce que je ne suis pas. Je ne crois pas. Tout cela tandis que je repliais mon matériel. Excellent objectif que vous avez là. Tu as essayé un télé pour ces choses ? Le tutoiement, déjà. Sympa, le gars mais culotté quand même. Drôle ces Américains... J'avais l'impression d'être transpercée par le regard de ce type comme s'il voyait clair au travers de mon corps. Un curieux bonhomme. J'usais du télé pour les inscriptions mais aujourd'hui je les voulais dans leur ensemble, dans leur totalité, plutôt. Que fais-tu de tes clichés ? Rien. Rien ? C'est pour moi, pour le plaisir. Je travaille dans une librairie. C'est mon passe-temps. Ton violon d'Ingres ajouta-t-il en souriant. Se moquait-il ? Un américain cultivé ? Je pourrais les voir, tes photos ? Alors, là, mon bonhomme, tu n'y vas pas par quatre chemins tout en cachant bien ton jeu. J'étais battue sur mon propre terrain moi qui habituellement prenait toujours les initiatives. Largement distancée et prise à mon propre piège. Il me draguait, il n'y avait pas d'erreur. Pourquoi pas. J'habite tout près . Allons-y, dit-il, oubliant ses repérages. C'est ainsi que tu es entré dans ma vie.

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mardi 11 janvier 2011

- 6 -

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     Des photos, j'en avais des tas que j'avais rangées par thèmes, par périodes, dans des chemises, des cartons, des boîtes de chaussures, développées moi-même pour ce qui était du noir et blanc. Veux-tu un thé ? Je suis gelée. Il voulait bien. Puisque tu veux voir, je vais te faire visiter. En séries, les quais, les vieux hôtels, les portes cochères (tu pourrais planter tes filles et leurs nippes devant avec les détails, poignées, serrures, marteaux, la peinture qui s'écaille, découvrant d'autres strates de couleurs, plus anciennes, jusqu'aux veines du bois), des fenêtres, balcons, corniches ... Que n'avais-je pas photographié de ce quartier ? Photos accumulées patiemment, selon les saisons, les heures du jour, ma fantaisie.

     Il fallait chaque fois que je précise et le moment de la journée et le temps qu'il faisait, la focale utilisée, la distance, le lieu... Alors j'ai eu l'idée de prendre un plan de l'Ile. Ce serait plus simple. Avec un crayon, il marquait les endroits à mesure, les flèchant selon l'angle de vue, notant dans son carnet le nom de la rue, le numéro, que sais-je encore, dessinant, prenant un croquis, ébauchant un détail d'après le cliché avec un coup de crayon époustouflant, une rapidité, une sureté dans le trait, une habileté déconcertante pour moi qui aurait tant aimé apprendre à dessiner.

     J'étais médusée par le déploiement d'une telle activité, sidérée aussi de sa réaction devant mes clichés, de sa manière ou plutôt de l'absence de manières à s'installer chez moi, devant cette table. Sous le charme qui émanait du type, charme qui opérait sur moi tel un enchantement. Quand, appelée à vérifier ou constater tels détails, je me penchais vers lui, frôlant son épaule, son visage, respirant malgré moi son odeur, je me relevais toute chavirée, le souffle court. J'entendis l'eau du thé qui bouillait désespéremment. M'enfuyais vers la cuisine.

     Incroyable, ce lourdaud. Comment peut-on se passionner ainsi pour des chimères ? Je n'avais encore jamais rencontré un type de ce genre. M' avait-il seulement regardée ? Pourquoi m'avoir accompagné, insisté pour venir chez moi ? Ne ferais-je plus d'effet sur les hommes ? Mes photos seules l'intéressaient plus que moi-même ! Insatiable. Boulimique. Indifférent à ma présence. Pour un peu, je l'aurais surpris à parler tout seul. Qu'étais-je pour lui, en ce moment ? Une voix off qui commentait de temps à autre. Voire. Alors que j'étais affolée de ses mains, de sa voix, de ses lèvres, détaillant  - j'en avais tout loisir - son visage... Je devais immédiatement me calmer, considérer la situation avec tout l'humour et le détachement dont j'étais capable. Reprendre mes esprits. Je revins de la cuisine dignement avec la théière et deux tasses sur un plateau en sifflotant joyeusement.

      Il fallut faire une place sur la table pour y déposer le plateau, écarter les tirages qu'il avait continué de disposer devant lui à mesure qu'il piochait dans les boîtes, qu'il reprenait, déplaçait, regroupait, comparait longuement. Il en examinait maintenant quelques uns à l'aide d'une loupe qu'il avait dû extraire d'une de ses poches. Puis se levait, une photo en main, faisait quelques pas dans la pièce, l'approchait de la lampe, la scrutant fixement, l'éloignant à bout de bras, la reposant délicatement comme s'il se fût agi d'une icône - oui, avec une précaution infinie - parmi les autres, sur la table, comme si elle avait été une chose d'une extrême fragilité, puisant à nouveau dans le tas, recommençant son manège, demandant toujours plus à voir.

     Celles-ci, les rues de l'Ile, lisant sur la chemise... Fais voir. Donne. Tu n'as jamais montré ces photos ? Tu n'as jamais exposé ? Je ne connais personne et puis ça ne m'intéresse pas. C'est pas possible, répétait-il. J'ai fait des cartes postales. Le photographe qui était en bas les vendait. Cela m'a amusée un moment. C'est tout. C'était surtout pour cet homme, mon maître, mon ami,  ça lui faisait tant plaisir...

     Il voulait tout voir. Le thé refroidissait gentiment. Le sien. Moi, j'avais depuis longtemps vidé ma tasse. Je croquais maintenant des gâteaux secs pour me donner une contenance, songeant à mon vieil ami le photographe qui devait cultiver ses souvenirs dans son jardin de province. Celle-ci, où est-ce? Qui t' a appris à faire cela ? On ne peut deviner tout seul. Tu as suivi des cours ? Dis-moi ? Insistant. Collant, à la fin. Je n'allais pas lui raconter ma vie ! Je regardais à la dérobée ses yeux limpides, avides de savoir, fixés sur le tirage. Un grand pan de ciel bleu devant moi où j'aimerais m'égarer.

     Le vieux pont Louis XIII. Un sujet auquel je revenais souvent. Le premier pont de pierre construit dans l'Ile. Pur classicisme. Trapu, solide, mais d'une certaine élégance. Un palais lancé au-dessus de l'eau. Un rien d'italianisme avec ses niches toscanes à l'aplomb des piles, restées vides, n'ayant jamais reçues leurs statues. L'architecte les avait-il seulement prévues ? Je ne sais. Un décor d'opéra. Pour tes filles ? J'y suis passé. Je l'ai vu, dit-il, mais pas sous ces angles. Je n'ai pas eu le temps de descendre sur la berge. Surpris, déçu, contrarié peut-être que quelqu'un l'ait fait à sa place, de n'avoir pas eu l'idée le premier. Cela le tracassait. Tu crois que l'on peut y accéder avec une équipe, du matériel encombrant ? Tu as deux escaliers de chaque côté du pont et le quai est large en cet endroit. On peut descendre , suivre la berge, faire le tour de l'Ile si tu en as l'envie. Intéressant pour les photos, surtout le matin, soleil levant, au ras de l'eau. Les pierres se colorent, les angles se civilisent, s'adoucissent. Un pont si monumental, si large pour conduire à une rue si étroite, une entrée de château. A l'époque où il a été construit, l'Ile se lotissait, lopins de luxe pour nouveaux riches, spéculateurs, officiers royaux, commissaires aux armées, gros marchands de tout poil, bourgeois fraîchement annoblis, s'arrachant, s'échangeant, se disputant les parts d'un gâteau. Regarde les rues à angles droits comme à Manhattan, les acquéreurs arrondissant leur bien pour y dresser un hôtel, agrandissant le jardin ou tout simplement pour spéculer. Déjà la loi du cordeau.

     C'est de qu'il me faut ! C'est pour le printemps mes photos. Les arbres seront en bourgeons, la lumière sera légère sur les pierres. C'est une collection aux lignes très pures, très dépouillées. Il me faut un tel décor de pierre, des angles vifs... Qu'en penses-tu ? Je ne savais que penser. J'aimais mon pont et, feuilletant son carnet, je découvrais des croquis, des silhouettes arrogantes de mannequins prenant la pose, quelques traits pour évoquer une idée de robe, l'ampleur d'un manteau, la souplesse d'un retombé, l'envol d'un chapeau, un délire de cape, la légèreté d'une voilette, tout un ballet qu'il faisait défiler sous mes yeux avec en arrière plan une arche, une courbe, un parapet du pont, rapprochant certains dessins d'un cliché, les plaquant l'un sur l'autre comme s'il tentait d'imaginer l'effet que cela produirait... Il jubilait. Apparemment, j'étais entrain de lui rendre un fier service.

      Il parvenait au fond de la dernière boîte que j'avais amenée, sortait les derniers tirages tout en poursuivant ses commentaires, me regardant, briévement, comme s'il me découvrait à ses côtés. Du beau travail, tu sais. Je n'osais le contredire. C'est pas possible que tu laisses toutes ces photos dormir ainsi... Il se tait soudain, fixant une photo qu'il vient de saisir, l'écartant rapidement des autres, la juxtaposant avec d'autres poses qu'il découvre en dessous, les plaçant en éventail dans une main comme on tient une donne aux cartes. Un portrait, s'écrie-t-il ! Tu ne fais guère de portraits ? C'est le premier que je découvre.

     Quel modèle ! Il cherchait autour de lui comme pour vérifier l'endroit. Ici, pointe-t-il du doigt. Tu l'as pris d'ici. Avec un léger éclairage d'appoint. Joli ! J'étais comme abrutie; je crois bien que le rouge m'était monté aux joues. Jamais je n'avais montré ces images à quiconque. Gardées pour moi. Ne sachant plus qu'elles étaient au fond de cette boîte. Mes photos du silence. Mes photos tues comme un souvenir. J'étais troublée soudain de les voir dans les mains d'un étranger, d'un inconnu qui les examinait, qui allait les commenter... Et lui, candide : qui est-ce ? Personne ! Ce n'était personne ... Je ne savais que répondre, ne pouvais répondre. Ne voulant pas. Voiler ce portrait trop parlant, si évidemment disant. Pour moi. Rien que pour moi... Un homme, un homme nu, ici, chez moi, par moi photographié, après avoir fait  l'amour, près de la fenêtre. Ne l'avais-je pas voulu ainsi, supplié, et lui riait, hésitant à se diriger vers la lumière de la fenêtre, rien qu'un plan moyen, s'il te plaît, tourne toi un peu, vers la fenêtre, de trois-quart, soulève un peu le rideau. On va me voir si tu éclaires ! T'occupes pas. C'est comme cela que je te veux. Nu, la courbe de son dos se détachant, se dessinant en pied, à contre-jour, à contre-temps, pudique et cependant si suggestif. Un Noir. Oui, un nègre avais-je envie de lui crier, devant son étonnement de fouilleur, de fouineur de mes rêves, de mes ruines. Si beau, si ... je lui arrache les photos des mains, saisissant ces tirages et, accompagnant mon geste comme si c'était lui qui me les rendait, docilement, de son propre chef, précédant, pressentant mon humeur, l'annihilant, le déchargeant instantanément de ce qu'il aurait pu avoir de violent, ayant deviné son intrusion dans un domaine où son regard n'avait pas à se poser, concluant délicatement en faisant machine arrière, retournant, ayant abandonné ces quelques épreuves litigieuses, aux clichés épars de la table pour les rassembler déjà comme sourd ou aveugle à mon émoi. Beau travail que tu fais-là, conclue-t-il.

     Tu ne peux laisser ça dans tes cartons. Il faut les montrer. Tu vas m'en prêter une série sur l'Ile pour quelques jours, remplissant déjà d'autorité une boîte, la ficelant soigneusement. Note ton adresse sur le couvercle. Tu as bien sûr tous les négatifs de ces clichés ? Puis, découvrant soudain sa tasse pleine devant lui, la vidant d'un trait, s'essuyant les lèvres de son mouchoir tiré de sa poche. Il faisait nuit depuis longtemps. J'avais vidé l'assiette de ses gâteaux sans m'en rendre compte, étourdie, subjuguée par la volonté sans faille de ce type. Je n'avais envie d'ajouter quoi que ce soit, ni la force de m'opposer à son projet, emportée par cet ouragan auquel je venais d'ouvrir ma porte, ne pensais à rien, pas plus qu'à le retenir, lui offrir de manger quelque chose ... Qui aurait pu influer ou détourner une telle nature ? Il est tard. Excuse-moi. Se levant. Me serrant fortement la main. Déjà dans l'escalier, mes photos sous le bras. A bientôt. Je te téléphone. Je réalisais, en refermant la porte qu'il m'avait à peine dévisagée, moi, qui l'avait fait monter...

     Quelques jours plus tard, il m'appelait, à la librairie. De la part d'un certain Carl. La caissière jubilait. Il a l'air pressé me chuchota-t-elle non sans arrières-pensées de vieille fille en me tendant le combiné. Si je pouvais ? Oui, ce soir. C'était une affaire en or, un concours de circinstances inoui, un ami, un livre à illustrer. Je t'expliquerai. Quelle adresse, ta librairie ? Attends, je note. L'heure ? Je viendrais te chercher. Salut.

                              *

      

lundi 10 janvier 2011

- 7 -

                              - 7 -


     Je m'appelle Carl. Carl Nielsen. Rien à voir avec le compositeur bien que ma mère soir d'origine danoise. C'est ainsi que tu t'es présenté dans le taxi. Tu me conduisais chez ton ami, un écrivain qui avait fait un bouquin - un livre sur ton île - m'as-tu précisé. Tes photos l'ont emballé. Il veut te rencontrer pour discuter avec toi et choisir l'illustration. Un livre d'art. C'est formidable, une chance pour toi, as-tu ajouté !

     Depuis le début, depuis notre rencontre sur les quais, j'avais pour la première fois de ma vie l'impression de ne plus bien gouverner les choses, prise que j'étais dans un maelström qui m'entraînait malgré moi, hors de moi, brisant je ne sais quelles pesanteurs de toujours, me poussait, me portait, craignant à la fin de rester échouée sur le rivage, abandonnée telle une épave. Me consolant en m'accrochant à l'idée qu'en fin de compte et malgré tout, je serais libre de dire non, d'arrêter tout cela au dernier moment si l'affaire ne me plaisait pas. Je n'étais pas inquiète, simplement grisée de la part d'inconnu que je ne parvenais pas encore à situer ni à analyser. M'efforçant de penser à autre chose, à ce type, par exemple que j'allais rencontrer, l'ami de cet ours (un ours bougrement sympathique mais un ours malgré tout, - m'avait-il seulement regardée en montant dans le taxi ? C'est bien ce que je lui reprochais, si peu attentif, comment dire, à ma présence, à ma nature de femme.

     J'étais si peu coutumière de traiter affaire... Oui, nous allions marchander, palper des images, tenter de les vendre et peu importait que l'homme en face, l'acheteur, ait une gueule qui vous revienne ou pas. C'était un demandeur, un démarcheur. Tout se terminerait sèchement par une signature au bas d'un contrat... Mon imagination s'excitait à l'idée de cet inconnu vers lequel j'allais et qui voulait travailler avec moi. S'il ressemblait à celui-ci, son ami ? Comment deux hommes qui se connaissent, se fréquentent, peuvent-ils se ressembler ? Et en quoi ? Carl et lui, quoi de commun ? Tentant d'esquisser à partir d'indices aussi ténus qu'incertains un portrait.

     C'est ici. La voiture s'arrêtant brusquement. Tu as sonné. Une voix de femme répondant à l'interphone. Lui, au moins ne vit pas seul. Peut-être surprise pour ne pas dire déçue du fait. Je ferais bien d'être un peu plus circonspecte. Nous avons franchi deux porches, deux jardins, un troisième porche. Immeubles sans âges, sans style mais luxueux. Montés au troisième. Accueillis, attendus par la dame de l'interphone, discrète, affable, s'effaçant. Mère ou domestique, femme d'un certain âge qui nous conduit à travers l'appartement maintenu dans l'ombre, silencieux, moelleux, encombré d'une foule d'objets d'art, de tableaux, de tapisseries, jusqu'à une pièce, tout au fond, les murs entièrement garnis d'étagères surchargées de livres, des livres partout, sur des tables basses, jusque sur le tapis, empilés ou en vrac, un bureau enfin, seul point éclairé de la chambre, une lumière tamisée diffusant d'une vaste coupe verte d'opaline, bureau lui-même garni d'ouvrages, de journaux, revues, papiers découpés, entrecroisés, en des équilibres incertains... La femme nous laissant sur le seuil, nous annonçant, nous abandonnant, son rôle de messagère, d'introductrice, s'achevant là, nous permettant enfin de cheminer seuls, l'un derrière l'autre, Carl me précédant, se glissant entre les livres, se repérant sans doute sur la lampe allumée, nous dirigeant vers celui que je commençais à deviner, caché, enfoui, retranché qu'il était derrière ces entassements invraisemblables, remparts instables et fragiles, l'ami vers lequel tu t'es soudain penché, me le dissimulant encore un instant, pour l'embrasser, découvrant enfin, te relevant et t'écartant, un petit bonhomme, presque un vieillard, rivé semblait-il dans un fauteuil d'invalide, ratatiné, tassé, desséché, relevant prestement le buste vers moi, le regard vif, étonnament lumineux et avenant. Si affable... Je te présente... Comme c'est gentil à vous d'avoir répondu si vite à mon appel, heureux de vous voir, retenant ma main dans les siennes, et, charmante. Charmante, a-t-il répété à ton adresse avec une ébauche de sourire. Ajoutant, me fixant de ses yeux clairs, Carl est un découvreur de talents. Un connaisseur... ne sachant exactement ce à quoi il faisait référence, évoquant mes photos ou ma personne. A tout hasard, je me permettais de relativiser le talent en question... Pas du tout. Vos photos sont merveilleuses, voyons, pas de fausse modestie entre nous...

     Le petit homme émergeait d'une vague de clichés - les miens - qui avait déferlé devant lui et débordé par les bords. Ils les avaient disposés devant lui, ceux que Carl lui avait transmis. Ses bras, ses mains qu'il avait décharnées, osseuses mais diablement expressives, allaient, venaient comme des mécaniques d'insecte au-dessus de cette mer maintenant étale, ponctuant son discours, modelant ses questions, pétrissant soigneusement ses expressions qu'il adaptait au mieux à sa pensée, arrondissant les aspérités, aplanissant les incertitudes des mots qu'il ne trouvait pas suffisamment précis, cherchant, je le sentais bien, le  mot juste. Pesant ses réponses avec autant de finesse que s'il avait été à l'Académie parmi ses pairs. Ses mains volubiles me frappaient. Ses mains qui voletaient au-dessus des clichés en des mouvements gracieux à hauteur de son visage. Tête d'oiseau chauve, au regard vif, des yeux malicieux et rieurs qui se plantaient en bout de phrase dans les vôtres quêtant une approbation ou un avis. Un homme de théâtre... Mademoiselle, vous  avez réussi, et il désignait, survolait, enveloppait de ses deux bras les images, un ensemble ex-tra-or-di-nai-re, détachant avec lenteur mais sans emphase chacune des syllabes du mot. J'ai vécu dans ce quartier à une époque que bien sûr vous n'avez pas connu. Vous l'avez photographié comme j'ai toujours rêvé qu'on le ferait un jour.

     Je suis belle, ô mortels ! Comme un rêve de pierre... 

      Un rêve de pierre, cette île en est un et elle est belle d'une beauté si discrète que certains trouvent surrannée, pressés qu'ils sont de la parcourir. Elle est là devant moi grâce à votre regard si sûr, si attentif, si patient.

     Quand les deux yeux fermés, en un soir chaud d'automne,
     Je respire l'odeur de ton sein chaleureux
     Je vois se dérouler des visages heureux (...)
     Une île paresseuse...   

     Il s'était à-demi renversé en arrière, calé au dossier de sa voiture d'invalide, les yeux perdus quelque part entre lampe et paradis...

     Ce vieux quartier bien oublié, cette barque - avez-vous remarqué que l' Ile a la forme d'une barque ? - une barque échouée au centre de la ville comme un don du ciel. Je ne savais plus s'il récitait ou s'il improvisait, se laissant porter par sa méditation. Enfants, mes frères et moi, nous habitions une de ces vieilles bâtisses. L'appartement donnait en partie sur la rue, en partie sur la cour, à l'étage noble comme l'on disait alors - le premier - la cour et ses dépendances accaparées par l'atelier d'un ébéniste dont les ouvriers  rafistolaient de vieux meubles, en désossant certains pour en remodeler d'autres, créant du faux ancien avec du vrai vieux bois ... J'ai grandi au milieu de ces gens parmi les odeurs de copeaux, de colle et de vernis. Le chant des scies! Quand je l'entendais de ma chambre, je devinais le morceau de bois entaillé, la grosseur de la pièce attaquée en long, selon le fil des fibres ou en travers, rien qu'au bruit, et le chant de victoire à la fin, la machine dévoreuse  s'emballant, ou encore le bruit de la varlope, gourmande, prélevant à chaque glissement, à chaque passage, une petite langue de bois transparente et rose qui s'enroulait comme une mèche légère de femme ... Je restais des heures à regarder ces hommes à leur travail. Ma mère me disputait quand je remontais, mes vêtements immanquablement couverts de sciure sans parler des chaussures et que je distribuais généreusement dans l'entrée...

     A cette époque, l' Ile était un paradis pour un peuple d'artisans, relieurs, peintres sur porcelaine, fondeurs de soldats de plomb, tapissiers, encadreurs, ferronniers, tailleurs, cordonniers, chaisiers.  Tout ce monde avait colonisé les cours, investi les écuries désaffectées, les communs abandonnés, désertés, ajoutant selon les nécessités un appentis, un couvert, sorte de génération spontanée et sauvage de constructions. Les cours se transformaient tels des jardins oubliés qu'une flore nouvelle envahit et qui finit par s'imposer à l'ordre ancien. Carl, veux-tu me passer le carton vert, là-bas, s'il-te-plaît ? Voyez cette image, c'est une vue de l'atelier d'un fondeur de cloches, c'était au 14 de la rue que nous habitions. C'est mon père qui a fait cette photographie. Le maître-fondeur avec ses aides est entrain de couler le bronze en fusion, un travail délicat, sans reprise possible. Tout cela a disparu; les gens sont morts ou ont migrés, plus loin, ailleurs, en banlieue pour la plupart. Métiers sans avenir, tous ces gens, malgré leur savoir-faire, vivotaient ici comme en sursis. Le quartier aujourd'hui brosse ses pierres, décape ses façades, débarasse les cours de leurs excroissances, de leurs verrues. Il va devenir, il devient un musée, ou quelque chose comme cela, me dit-on, brillant comme un sou neuf.

     L'ouvrage que je termine est une compilation historique sur ce quartier singulier, un ouvrage scientifique qui m'a demandé un grand travail de recherche. J'ai réuni toute une illustration d'époque, estampes, lavis, dessins, plans, études d'architectes ... Je cherchais, mais je crois avoir trouvé aujourd'hui, et c'est indispensable pour la confrontation que je veux établir entre passé et présent, des clichés de l'état actuel montrant ce qui subsiste, ce qui a pu être sauvegardé et préservé et je pensais (et vos clichés m'ont confortés dans cette idée) - il restera à convaincre l'éditeur mais avec la qualité de vos photos, ce sera tâche aisée malgré le surcroît des charges - je pense à des hors-textes pleine page en couleurs. Si je juge par ce que j'ai devant moi - je ne me lasse pas de les regarder depuis que Carl me les as mystérieusement amenées - Mademoiselle, devrais-je vous supplier à genoux, ce que je ne pourrais faire, alors évitez-moi ce supplice, vous devez me les offrir. Vous deviendrez ma collaboratrice photographe. Carl, s'il-te-plaît, passe moi le plan qui est sur la petite table devant la fenêtre. Merci. Il nous faut une quinzaine de planches. J'en ai sélectionné une dizaine parmi celles-ci. Je vais vous indiquer ce qu'il faudrait en supplément.

     Son plan - une épure plutôt - ne comportait que le tracé des rues avec quelques points de repères, flèches, numéros d'immeuble mais sans indications de nom, une sorte de carte muette qui semblait avoir été utilisée maintes fois. Avec un crayon, il pointait un lieu et commentait ce qu'il attendait de moi. Vous pourriez, là ou ici, encore ... C'est l'immeuble le plus haut de l'Ile. On y a un très beau point de vue sur la ville. J'ai un confrère et ami qui habite là. Je lui téléphonerais pour vous annoncer et prendre rendez-vous ... Le temps pour vous de tirer quelques clichés de leur pigeonnier - ils habitent, lui et son épouse, sous les toits - vous découvrirez, vous verrez, ça vous inspirera, on ne voit que les toits, les trous des cours, la cime des arbres des jardins intérieurs. Une vue presque aérienne. Et, au soleil couchant, vous avez toute la ville éclairée devant vous avec un horizon rouge. C'est irréel. Mes amis ne manquent jamais quand l'heure s'y prête de faire partager cette vue à leurs visiteurs du soir. J'aimerais montrer cette image dans le livre. Pour leur offrir. A moins de monter sur les toits, vous ne pouvez soupçonner cela ...

     Quelle gentillesse, quelle vivacité d'esprit chez cet homme cloué au fond de son fauteuil ! Nous l'écoutions, ébauchions une remarque, quêtions une anecdote, posions tout au plus une question, lui s'interrompant le temps de la pose, son sourire suspendu un instant, écoutant avec attention notre intervention, puis reprenait. Cette vue, et il partait à la recherche d'une de mes images, ses mains du moins, Mademoiselle, est celle que je préfère entre toutes. Cette rue, voici ... La nuit. Il y a là tous les lieux de mon enfance. C'était notre rue. Notre terrain de jeux. Les façades illuminées que vous avez alignées, éternelles, indifférentes au temps. Voyez, nous habitions ici, l'index pointé à hauteur d'un premier étage sur la gauche. Ces quatre fenêtres. La rue est déserte à cette heure. Les lignes verticales bien mises en valeur, l'ombre des ouvertures, les encadrements des fenêtres  soulignées comme un trait de maquillage marquerait une paupière. L'enfilade de la rue principale, ponctuée ça et là d'une baie éclairée, plonge légèrement depuis l'est d'où vous l'avez prise puis remonte à partir de son milieu tout aussi imperceptiblement, débouchant, à l'ouest, sur un ciel noir. Une vue en plongée comme on chemine dans ses souvenirs, dans l'enfance de cet homme, son enfance silencieuse. C'est l'accalmie, poursuit-il... A cette heure, les murs respirent. La rue s'épanouit comme une fleur du soir qu'un phalène viendra visiter bientôt pour la féconder ...

     Je me souvenais de la prise de ce cliché. Je venais de terminer mes études, travaillant déjà à la librairie. Certains soirs, j'errais, appareil photo en bandoulière, un pied léger pour la pose. Installée à l'extrémité de la rue qui partage l'Ile en deux parties égales, dans toute sa longueur, une rue un peu surélevée ici, position qui me permettait de la cadrer en sa totalité, sur toute sa distance. Pose. Un type passe pour la deuxième fois. Il m'observe. Moi lui jetant un bref coup d'oeil, crainte qu'il ne traverse la rue au mauvais moment. Surveillant ses mouvements entre chaque prise de vues.

     Mon travail terminé, je plie mon matériel et sans me presser regagne la maison, à l'autre extrémité de l' Ile, la rue à descendre dans le silence de la nuit, la ville au loin comme un bourdonnement. La type est là, au coin d'une rue, attendant. Je passe devant lui, plantant mon regard dans le sien. Un échange bref. Le temps de noter un sourire de sa part. Un visage non sans charme. Moi, ingénue, jouant la fausse indifférente, je poursuis mon chemin. Distraitement, il m'emboîte le pas, me suit à distance, s'arrêtant de temps à autre devant une devanture dont il feint d'examiner le contenu, parfois devant une devanture pas même éclairée, l'air intéressé et moi, ralentissant le pas, comme pour vérifier qu'il m'épie, jetant à mon tour un regard sur des vitrines archi-connues ou plutôt sur ma silhouette que la vitre me renvoie en reflet ou bien sur le ciel noir au-dessus des toits, comme si je recherchais un autre motif de photo, jettant briévement, comme par hasard, un coup d'oeil derrière moi, vérifiant la distance entre nous, m'assurant que l'espace reste convenable, histoire de l'asticoter, de le faire entrer dans un jeu que je tente de régler, comme toujours, avec l'air de dire, de faire croire : je ne suis pas celle que tu crois.

     Approchant de ma porte, ralentissant encore mon pas. Comme au cinéma : gestes calculés, minutés, presque décomposés, au ralenti. Sans hésitation, non. Plus posément seulement. La main attendant, s'appuyant à peine, frôlant le pilier de pierre, cherchant le bouton de commande pour l'ouverture de la porte du lourd portail sur la console de cuivre - le bruit, enfin, du clenche électrique dans le silence de la nuit. Et lui s'est encore approché, nonchalent, regardant ailleurs, derrière lui. La porte s'est entrouverte, mécanique, comme mue par un ressort. Je la pousse lentement comme devant être tenue de fournir un grand effort pour le faire, franchissant, enjambant le montant horizontal que je feins de découvrir au dernier moment. Retenant le battant qui déjà veut se rabattre, freinant de la main sa course de l'intérieur, l'empêchant de retomber tout à fait, de se refermer, devinant - espérant - l'autre encore là, tout proche, guettant l'instant décisif, parvenu à la hauteur de la porte, hésitant peut-être... quand je sens   le battant que je tiens encore qui revient doucement vers moi au lieu de poursuivre sa course. Le vantail pivote, timidement, élargissant l'ouverture en un mouvement inverse, et lui, s'assurant de ne rencontrer aucune résistance, comme tâtant le terrain, s'assurant au dernier moment du message reçu, se glissant dans l'obscurité du porche, ayant  à peine repoussé l'obstacle d'un espace juste nécessaire pour que son corps puisse s'introduire de biais, jetant encore un dernier regard dans la rue. J'accompagne alors la porte dans sa fermeture pour qu'elle ne fasse de bruit. Il est là devant moi, souriant. Et tout de suite la chaleur de ses lèvres sur ma bouche. Son corps contre le mien. Une rencontre... Autre souvenir. Autre photographie...

     Et lui, l'écrivain, poursuivant son monologue à propos de la rue, un décor, répétait-il songeur, la parcourant encore une fois, revisitant ce lieu dont il tenait une image sur papier glacé devant lui, perdu dans une sorte de remembrance qui n'était pas la mienne... La douceur des lèvres de l'inconnu... Je l'avais encore sur les miennes.

     Les visages comme la nuit m'attirent et cependant presque jamais tentée par le portrait. Mais près de ce vieillard, devant nous, ce soir-là, j'ai eu l'envie de le photographier, tentée de saisir, de piéger dans ma boîte à malice, l'instant précaire, d'éterniser l'expression, le geste, en un plan  à jamais fixé dans son inachèvement, le rapetissant dans la mémoire de la gélatine.

     Je vais vous montrer la maquette. Carl, s'il-te-plaît, passe moi donc... Non, allons plutôt là-bas, nous verrons mieux, et, vivement, de ses mains dégageant sa voiture du bureau, s'éloignant à reculons, pivotant. Toi, te levant, le guidant. Laisse, j'ai l'habitude. C'est un gros ouvrage. L'éditeur a entrepris de recenser tous les quartiers de la Capitale, confiant l'étude à une personnalité différente. Le premier volume est sorti il y a trois mois. Les éditeurs sont gens pressés. Je devais ouvrir la collection mais j'ai refusé. Il faut du temps et sans ce temps que je me suis donné, je ne vous aurais pas rencontrée. Alors quand vous serez prête, téléphonez-moi que je prévienne l'éditeur. Au revoir mes amis. Merci pour cette visite.

     Avais-je surpris le clin d'oeil qu'il t'avait jeté ou était-ce quelque signe complice d'amitié et habituel entre vous ? Nous avons descendu l'escalier à pied, t'en souviens-tu ? Toi reprenant dèjà le relai et ta prééminence. Un ami de ma mère. L'accident, la paralysie consécutive, l'Académie, je ne sais plus quoi encore à son propos... Dans le hall donnant sur la rue, comme tu appuyais sur la minuterie, j'ai prononcé ton nom. Carl. Stoppant ton geste, freinant ta fuite en avant. Tu t'es alors retourné vers moi, surpris de ma voix, du drôle de ton avec lequel j'avais sans doute épelé ton nom. Carl, rappelle-toi, je t'ai alors demandé de m'embrasser. J'étais heureuse.

                                *