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Il y avait tant à voir en ces temps de rénovation. Les chantiers se multipliaient, se succédaient, maisons après maisons, rues après rues. Sans désemparer, sans fin. On a appelé cela, mais bien plus tard, une opération de réhabilitation. Le plus curieux dans l'affaire, c'est que les nouveaux occupants n'avaient rien à voir avec ceux d'avant. Les hôtels ou ce qui en subsistait, les maisons dites bourgeoises, une fois brossés, débarrassés de leurs chancres, de leurs excroissances, leurs plaies pansées, cours et jardins dégagés et rendus à leur usage premier, retrouvaient peu à peu des hôtes plus conformes à ceux des origines : fonctionnaires hauts placés, gens de robe et de finance, médecins, banquiers, rois du pétrole, comme si tous ces gens tels des ci-devants chassés par une révolution avaient récupéré le terrain un moment abandonné ou perdu au cours des trois derniers siècles et réapparaissaient, comme par miracle, renaissant à l'appel des ors retrouvés.
Les chantiers ... C'était d'abord des palissades mal clouées, des maisons éventrées. Des pudeurs dévoilées, des intimités forcées, de la cave au grenier. Spectacle de désolation et d'abandon, souvent pendant de long mois. Intérieurs mis à nu, désolés, dévastés, mutilés, jetés en pâture aux regards des passants, ouverts à tout vent. Traces intimes, familières, souillures accumulées, impudeurs exposées.
J'allais à l'aventure, me faufilant, écartant des planches, franchissant des clôtures provisoires, me coulant dans des chemins déjà tracés par des visiteurs clandestins, glanant, fixant sur pellicule des riens, des lambeaux d'existence, des semblants de décors, des objets hétéroclites abandonnés, des fenêtres béantes, des portes dégondées, des vitres brisées, des courants d'air, collectionnant ces choses avant qu'elles ne disparaissent à jamais, lieux de vie, lieux de passage, vidés de leurs cris, de leurs larmes, de leurs rires.
Un chat au soleil sur le rebord d'une fenêtre. Troisième étage. Je l'avais tout de suite repéré en parvenant dans la cour envahie de buddléias devenus des arbres. Venant se frotter à mes jambes quand j'entrais dans l'appartement vide, sans façon, sans honte, en ronronnant, familier. Une assiette avec des restes de viande fraîche dans l'entrée. Une petite jatte avec de l'eau. Quelqu'un montait jusqu'ici s'occupant de la bête trop vieille refusant de suivre ses maîtres ou abandonnée par eux, oubliée dans la débandade. Elle aussi. Qui pouvait bien se glisser jusqu'ici portant pitance au matou ? Quelque vieille ronchonne grimpant péniblement l'escalier dans l'obscurité comme je l'avais fait, en remâchant sa haine du genre humain. Ou bien quelque veuf, un de ceux que l'on rencontrait encore les après-midi, colonisant les bancs en contre-bas des quais, se chauffant au soleil, les poches gonflées de croûtons de pain rassis que patiemment délicatement ils émiettaient aux pigeons ou aux mouettes selon la saison et qui venaient s'abattre autour d'eux. Comment savoir ? Nos horaires manifestement ne concorderaient jamais. J'ai photographié le chat. J'ai photographié l'assiette contre la plinthe du mur sali, le papier déchiré, arraché. Comme on recueille avec respect un ultime témoignage d'une civilisation passée, dérisoire parcelle d'humanité d'un monde voué à la destruction et à la disparition totale. La vie qui s'accroche, qui perdure. Qui a la vie dure.
Je me livrais à une exploration méthodique non seulement des immeubles promis à la démolition mais suivais également, incognito, la progression des travaux quand ils avaient débuté, enregistrant les métamorphoses des lieux. J'opérais au flash ou me fiais à une pose pour fixer les images d'intérieurs, hier encore vivants mais aujourd'hui clos sur eux-mêmes comme une chrysalide endormie. Les murs vidés de leurs occupants conservent durablement la mémoire des choses, les secrets des gens. Ces transformations me fascinaient : recréer des lieux de vie à partir de quelques murs, de quelques motifs architecturaux jugés dignes d'être sauvegardés, cloisons abattues, ajouts relégués, mise à plat, nettoyage, remise en ordre. Donner un nouveau départ à de vieilles constructions, aux décors anciens et passés dont ne subsistaient plus qu'une charpente, qu'une ossature, une épure, à partir desquelles on reconstituait, remontait, remodelait, recréait. J'aimais me balader dans ces chantiers d'où parfois je me faisais chasser sans ménagement, y retournant en cachette, attirée, poussée par un désir mal défini de fureteuse curieuse. Une attirance pas claire, pas nette, une question qui vous taraude et qu'il faudra régler un jour, tirer au clair, plus tard. Une question d'histoire. De passé. Le sien à travers celui des autres. Une nostalgie mal assise. Celle d'un manque, d'une absence et qui trouvait en ces lieux de décrépitude et de fin de monde matière à rêver. Les photos, c'est d'abord dans sa tête qu'elles se développent, vous envahissent et deviennent des idées fixes avant d'être tirées sur papier mat ou brillant. J'en avais plein les yeux et la matière, ici, ne manquait pas. Il me fallait les tirer toutes. M'en débarrasser, m'en nettoyer moi aussi. Un ravalement de mes pensées. Une mise en ordre.
Tu te demandes comment des gens pouvaient vivre dans cette saleté, ces murs crasseux, ces remugles. C'est bien l'étonnement d'un américain aseptisé. Tu n'as pas vu chez toi, dans les grandes villes ? La saleté des rues, la pauvreté des intérieurs, miteux à force de modestie, décors puérils, maladroitement rapiécés, scènes somptueuses des papiers peints de quatre sous, pisseux, tachés, floqués, déchirés. Toute une vie à l'abri de ces cache-misères. Etait-ce seulement l'effet de la pauvreté ou bien quelque chose de plus profond, de plus ancré au coeur des gens comme le fait des habitudes, ces plaisirs petits à vivre dans le même décor sans rien vouloir, sans rien pouvoir y changer, sans rien bouger de place ni jetter. Cette part animale en nous et la douceur aigrelette de la tannière des âges anciens. Il traînait là des odeurs d'abandon, parfois insoutenables et dont les courants d'air pourtant permanents ne suffisaient pas à purger les lieux. Elles ne disparaîtraient, se volatiliseraient qu'avec les murs eux-mêmes quand, par pans entiers, ils seront chargés en monceaux dans d'énormes bennes, se dissipant dans un nuage de poussière grise.
J'ai grimpé dans cet immeuble construit au XVIIIème siècle, un escalier monumental, une superbe rampe de fer forgé dont il manquait des morceaux, les marches éculées comme fatiguées d'avoir été tant de fois pratiquées. Portes palières arrachées, parquets démontés par place, lattes et solives brisées ou rongées de mérule, le plâtre s'émiettant, s'égouttant, coulant en lambeaux, cloisons effondrées. Ici, des monceaux de bouquins, désarticulés, décousus, déchirés, là un amoncellement de livres s'écroulant en une avalanche informe d'ouvrages, de feuillets épars, disparates. Plus qu'une bibliothèque aurait pu en contenir même la plus richement pourvue, à croire qu'on les avait amenés spécialement en ces lieux, rassemblés et entreposés en attente du grand nettoyage final, oubliés, aveugles et muets. Un matelas taché, efflanqué, creusé de toutes les insomnies du monde, des valises éventrées, des chaises dépareillées, tout un bric à brac pouilleux, amassé, entassé à la hâte. Des clochards étaient passés par ici, écumant les dernières miettes bonnes à prendre, avant que d'être délogés à leur tour par les démolisseurs, allant plus loin, vers d'autres chantiers.
Il avait surgit sans bruit d'un passage pratiqué sans ménagement dans un mur, le mur mitoyen avec l'immeuble voisin. Des papiers en rouleau à la main, des plans apparemment. Elégant malgré le casque. Hâlé, bronzé, de retour des sports d'hiver. Un chouette de costume avec un rien de plâtre ici ou là. Sans importance: demain il en portera un autre. Façon de montrer qu'on est un homme de terrain. Argent facile. Cela se devinait au parfum de chien racé qui l'accompagnait. Pas vraiment étonné, lui, de rencontrer une fille avec un appareil photo dans les lieux. Mais je m'étais encore une fois laissé surprendre et allais me faire jeter dehors. Vous n'avez rien à faire ici. Sortez, Mademoiselle ! C'est un chantier interdit au public. Vous n'avez pas vu le panneau, en bas ?... Je connaissais l'air à défaut des paroles exactes.
Souriant. Avenant, celui-ci. Beau gosse même. Vous faites des photos ? Vous travaillez pour une agence ? Nous y voici. Dans le vif du sujet. Vous avez une autorisation, je m'y attendais... Non, rien de tout cela. Je fais des photos en amateur, pour mon plaisir. J'habite à côté... Vous vous intéressez à ces vieilles choses ? Moi, aussi. C'est ma spécialité. Je leur redonne vie. Venez voir... Il m'avait entrainé de l'autre côté du mur devant des restes de fresques, des guirlandes, une tête de chérubin, une balançoire, des pampres... Précieux et bavard. Je n'avais pas encore rencontré ce genre ! Voulez-vous que je vous pilote ? Voyez, nous sommes ici, dépliant ses papiers. Précis, technique. J'allais avoir droit à un cours de restructuration... Nous avons gagné le dernier étage, nous arrêtant dans chaque pièce, vue sur la cour, vue sur le jardin, passant dans l'immeuble voisin. Monsieur remodelait l'ensemble d'un coup de baguette magique, avec les millions d'un émir. J'eus droit aux surfaces au sol, les types de fenêtres à l'ancienne, la hauteur des plafonds, le descriptif de la restauration, sans omettre les désagréments des contraintes des sites et des monuments historiques, moi, mettant à profit - quelle aubaine - pour prendre sans vergogne photos sur photos, lui s'intéressant aux sujets que je choisissais, ayant le coup d'oeil (le regard de l'architecte ne recoupe-t-il pas celui du photographe ?), me laissant tout le temps que je voulais, attendant la fin de l'opération, me demandant de lui expliquer le pourquoi, le comment, me conduisant, me dénichant tel sujet devant m'intéresser. Nous pourrions dîner ensemble. Ce soir, par exemple. Je suis libre... Je me faisais tout simplement draguer. Vous pourriez en profiter pour me montrer quelques unes de vos photos, insistant, intéressé. Evident. Tu allais payer, ma fille. Nous arrivions à l'étage noble. Poutres d'époque apparentes aux plafonds, dégagées, les bacculas enlevées. Les caissons retrouvant la lumière. Sous cette peinture grise, on retrouve le décor ancien. Dans un coin, une échelle de peintre. A l'aplomb, un petit espace de mur décapé, nettoyé, avivé, des rouges, des bleus, des ors. J'espère que tout est conservé dans le même état, soupire-t-il. Une fois reconstitué, ce sera superbe. Je photographiais l'échelle et ce coin de paradis retrouvé. Ne bougez pas! Je l'ai cadré au pied de l'échelle ce dont il me remercia d'un sourire. Il avait posé ses papiers en équilibre sur les montants de l'échelle et me regardait faire depuis l'encoignure d'une porte... Il me désignait maintenant quelque chose dans la salle suivante, toujours souriant et, moi, approchant, allant devoir passer devant lui, nous frôlant, nos mains en contact... Mon architecte.
Grâce à lui, j'ai suivi et photographié la progression des travaux, lui fournissant quelques clichés qu'il utilisait pour ses rapports. J'étais devenue sa photographe officielle pour un modèle de restauration d'une vieille demeure comme il se plaisait à l'affirmer. La réception pour marquer la fin des travaux fût à la hauteur. De jolies femmes. Le monde des Arts et de la politique mêlés. Des hommes de tous poils. Des jeunes et des moins jeunes, vous faisant des avances non dissimulées sous prétexte de parler photos, une exposition des miennes avait été installée dans un salon... Nous sommes restés, lui et moi, de bons amis. C'est de cette rencontre que date ma passion pour l'architecture et les photos construites.
*
Il y avait tant à voir en ces temps de rénovation. Les chantiers se multipliaient, se succédaient, maisons après maisons, rues après rues. Sans désemparer, sans fin. On a appelé cela, mais bien plus tard, une opération de réhabilitation. Le plus curieux dans l'affaire, c'est que les nouveaux occupants n'avaient rien à voir avec ceux d'avant. Les hôtels ou ce qui en subsistait, les maisons dites bourgeoises, une fois brossés, débarrassés de leurs chancres, de leurs excroissances, leurs plaies pansées, cours et jardins dégagés et rendus à leur usage premier, retrouvaient peu à peu des hôtes plus conformes à ceux des origines : fonctionnaires hauts placés, gens de robe et de finance, médecins, banquiers, rois du pétrole, comme si tous ces gens tels des ci-devants chassés par une révolution avaient récupéré le terrain un moment abandonné ou perdu au cours des trois derniers siècles et réapparaissaient, comme par miracle, renaissant à l'appel des ors retrouvés.
Les chantiers ... C'était d'abord des palissades mal clouées, des maisons éventrées. Des pudeurs dévoilées, des intimités forcées, de la cave au grenier. Spectacle de désolation et d'abandon, souvent pendant de long mois. Intérieurs mis à nu, désolés, dévastés, mutilés, jetés en pâture aux regards des passants, ouverts à tout vent. Traces intimes, familières, souillures accumulées, impudeurs exposées.
J'allais à l'aventure, me faufilant, écartant des planches, franchissant des clôtures provisoires, me coulant dans des chemins déjà tracés par des visiteurs clandestins, glanant, fixant sur pellicule des riens, des lambeaux d'existence, des semblants de décors, des objets hétéroclites abandonnés, des fenêtres béantes, des portes dégondées, des vitres brisées, des courants d'air, collectionnant ces choses avant qu'elles ne disparaissent à jamais, lieux de vie, lieux de passage, vidés de leurs cris, de leurs larmes, de leurs rires.
Un chat au soleil sur le rebord d'une fenêtre. Troisième étage. Je l'avais tout de suite repéré en parvenant dans la cour envahie de buddléias devenus des arbres. Venant se frotter à mes jambes quand j'entrais dans l'appartement vide, sans façon, sans honte, en ronronnant, familier. Une assiette avec des restes de viande fraîche dans l'entrée. Une petite jatte avec de l'eau. Quelqu'un montait jusqu'ici s'occupant de la bête trop vieille refusant de suivre ses maîtres ou abandonnée par eux, oubliée dans la débandade. Elle aussi. Qui pouvait bien se glisser jusqu'ici portant pitance au matou ? Quelque vieille ronchonne grimpant péniblement l'escalier dans l'obscurité comme je l'avais fait, en remâchant sa haine du genre humain. Ou bien quelque veuf, un de ceux que l'on rencontrait encore les après-midi, colonisant les bancs en contre-bas des quais, se chauffant au soleil, les poches gonflées de croûtons de pain rassis que patiemment délicatement ils émiettaient aux pigeons ou aux mouettes selon la saison et qui venaient s'abattre autour d'eux. Comment savoir ? Nos horaires manifestement ne concorderaient jamais. J'ai photographié le chat. J'ai photographié l'assiette contre la plinthe du mur sali, le papier déchiré, arraché. Comme on recueille avec respect un ultime témoignage d'une civilisation passée, dérisoire parcelle d'humanité d'un monde voué à la destruction et à la disparition totale. La vie qui s'accroche, qui perdure. Qui a la vie dure.
Je me livrais à une exploration méthodique non seulement des immeubles promis à la démolition mais suivais également, incognito, la progression des travaux quand ils avaient débuté, enregistrant les métamorphoses des lieux. J'opérais au flash ou me fiais à une pose pour fixer les images d'intérieurs, hier encore vivants mais aujourd'hui clos sur eux-mêmes comme une chrysalide endormie. Les murs vidés de leurs occupants conservent durablement la mémoire des choses, les secrets des gens. Ces transformations me fascinaient : recréer des lieux de vie à partir de quelques murs, de quelques motifs architecturaux jugés dignes d'être sauvegardés, cloisons abattues, ajouts relégués, mise à plat, nettoyage, remise en ordre. Donner un nouveau départ à de vieilles constructions, aux décors anciens et passés dont ne subsistaient plus qu'une charpente, qu'une ossature, une épure, à partir desquelles on reconstituait, remontait, remodelait, recréait. J'aimais me balader dans ces chantiers d'où parfois je me faisais chasser sans ménagement, y retournant en cachette, attirée, poussée par un désir mal défini de fureteuse curieuse. Une attirance pas claire, pas nette, une question qui vous taraude et qu'il faudra régler un jour, tirer au clair, plus tard. Une question d'histoire. De passé. Le sien à travers celui des autres. Une nostalgie mal assise. Celle d'un manque, d'une absence et qui trouvait en ces lieux de décrépitude et de fin de monde matière à rêver. Les photos, c'est d'abord dans sa tête qu'elles se développent, vous envahissent et deviennent des idées fixes avant d'être tirées sur papier mat ou brillant. J'en avais plein les yeux et la matière, ici, ne manquait pas. Il me fallait les tirer toutes. M'en débarrasser, m'en nettoyer moi aussi. Un ravalement de mes pensées. Une mise en ordre.
Tu te demandes comment des gens pouvaient vivre dans cette saleté, ces murs crasseux, ces remugles. C'est bien l'étonnement d'un américain aseptisé. Tu n'as pas vu chez toi, dans les grandes villes ? La saleté des rues, la pauvreté des intérieurs, miteux à force de modestie, décors puérils, maladroitement rapiécés, scènes somptueuses des papiers peints de quatre sous, pisseux, tachés, floqués, déchirés. Toute une vie à l'abri de ces cache-misères. Etait-ce seulement l'effet de la pauvreté ou bien quelque chose de plus profond, de plus ancré au coeur des gens comme le fait des habitudes, ces plaisirs petits à vivre dans le même décor sans rien vouloir, sans rien pouvoir y changer, sans rien bouger de place ni jetter. Cette part animale en nous et la douceur aigrelette de la tannière des âges anciens. Il traînait là des odeurs d'abandon, parfois insoutenables et dont les courants d'air pourtant permanents ne suffisaient pas à purger les lieux. Elles ne disparaîtraient, se volatiliseraient qu'avec les murs eux-mêmes quand, par pans entiers, ils seront chargés en monceaux dans d'énormes bennes, se dissipant dans un nuage de poussière grise.
J'ai grimpé dans cet immeuble construit au XVIIIème siècle, un escalier monumental, une superbe rampe de fer forgé dont il manquait des morceaux, les marches éculées comme fatiguées d'avoir été tant de fois pratiquées. Portes palières arrachées, parquets démontés par place, lattes et solives brisées ou rongées de mérule, le plâtre s'émiettant, s'égouttant, coulant en lambeaux, cloisons effondrées. Ici, des monceaux de bouquins, désarticulés, décousus, déchirés, là un amoncellement de livres s'écroulant en une avalanche informe d'ouvrages, de feuillets épars, disparates. Plus qu'une bibliothèque aurait pu en contenir même la plus richement pourvue, à croire qu'on les avait amenés spécialement en ces lieux, rassemblés et entreposés en attente du grand nettoyage final, oubliés, aveugles et muets. Un matelas taché, efflanqué, creusé de toutes les insomnies du monde, des valises éventrées, des chaises dépareillées, tout un bric à brac pouilleux, amassé, entassé à la hâte. Des clochards étaient passés par ici, écumant les dernières miettes bonnes à prendre, avant que d'être délogés à leur tour par les démolisseurs, allant plus loin, vers d'autres chantiers.
Il avait surgit sans bruit d'un passage pratiqué sans ménagement dans un mur, le mur mitoyen avec l'immeuble voisin. Des papiers en rouleau à la main, des plans apparemment. Elégant malgré le casque. Hâlé, bronzé, de retour des sports d'hiver. Un chouette de costume avec un rien de plâtre ici ou là. Sans importance: demain il en portera un autre. Façon de montrer qu'on est un homme de terrain. Argent facile. Cela se devinait au parfum de chien racé qui l'accompagnait. Pas vraiment étonné, lui, de rencontrer une fille avec un appareil photo dans les lieux. Mais je m'étais encore une fois laissé surprendre et allais me faire jeter dehors. Vous n'avez rien à faire ici. Sortez, Mademoiselle ! C'est un chantier interdit au public. Vous n'avez pas vu le panneau, en bas ?... Je connaissais l'air à défaut des paroles exactes.
Souriant. Avenant, celui-ci. Beau gosse même. Vous faites des photos ? Vous travaillez pour une agence ? Nous y voici. Dans le vif du sujet. Vous avez une autorisation, je m'y attendais... Non, rien de tout cela. Je fais des photos en amateur, pour mon plaisir. J'habite à côté... Vous vous intéressez à ces vieilles choses ? Moi, aussi. C'est ma spécialité. Je leur redonne vie. Venez voir... Il m'avait entrainé de l'autre côté du mur devant des restes de fresques, des guirlandes, une tête de chérubin, une balançoire, des pampres... Précieux et bavard. Je n'avais pas encore rencontré ce genre ! Voulez-vous que je vous pilote ? Voyez, nous sommes ici, dépliant ses papiers. Précis, technique. J'allais avoir droit à un cours de restructuration... Nous avons gagné le dernier étage, nous arrêtant dans chaque pièce, vue sur la cour, vue sur le jardin, passant dans l'immeuble voisin. Monsieur remodelait l'ensemble d'un coup de baguette magique, avec les millions d'un émir. J'eus droit aux surfaces au sol, les types de fenêtres à l'ancienne, la hauteur des plafonds, le descriptif de la restauration, sans omettre les désagréments des contraintes des sites et des monuments historiques, moi, mettant à profit - quelle aubaine - pour prendre sans vergogne photos sur photos, lui s'intéressant aux sujets que je choisissais, ayant le coup d'oeil (le regard de l'architecte ne recoupe-t-il pas celui du photographe ?), me laissant tout le temps que je voulais, attendant la fin de l'opération, me demandant de lui expliquer le pourquoi, le comment, me conduisant, me dénichant tel sujet devant m'intéresser. Nous pourrions dîner ensemble. Ce soir, par exemple. Je suis libre... Je me faisais tout simplement draguer. Vous pourriez en profiter pour me montrer quelques unes de vos photos, insistant, intéressé. Evident. Tu allais payer, ma fille. Nous arrivions à l'étage noble. Poutres d'époque apparentes aux plafonds, dégagées, les bacculas enlevées. Les caissons retrouvant la lumière. Sous cette peinture grise, on retrouve le décor ancien. Dans un coin, une échelle de peintre. A l'aplomb, un petit espace de mur décapé, nettoyé, avivé, des rouges, des bleus, des ors. J'espère que tout est conservé dans le même état, soupire-t-il. Une fois reconstitué, ce sera superbe. Je photographiais l'échelle et ce coin de paradis retrouvé. Ne bougez pas! Je l'ai cadré au pied de l'échelle ce dont il me remercia d'un sourire. Il avait posé ses papiers en équilibre sur les montants de l'échelle et me regardait faire depuis l'encoignure d'une porte... Il me désignait maintenant quelque chose dans la salle suivante, toujours souriant et, moi, approchant, allant devoir passer devant lui, nous frôlant, nos mains en contact... Mon architecte.
Grâce à lui, j'ai suivi et photographié la progression des travaux, lui fournissant quelques clichés qu'il utilisait pour ses rapports. J'étais devenue sa photographe officielle pour un modèle de restauration d'une vieille demeure comme il se plaisait à l'affirmer. La réception pour marquer la fin des travaux fût à la hauteur. De jolies femmes. Le monde des Arts et de la politique mêlés. Des hommes de tous poils. Des jeunes et des moins jeunes, vous faisant des avances non dissimulées sous prétexte de parler photos, une exposition des miennes avait été installée dans un salon... Nous sommes restés, lui et moi, de bons amis. C'est de cette rencontre que date ma passion pour l'architecture et les photos construites.
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Un petit chapitre par jour
RépondreSupprimerBallade dans un monde , dans une atmosphère , l'architecture sur le vif ... je continue ...
> Bruno, une ballade photographique, l'appareil photo comme un stylo...
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