mardi 11 janvier 2011

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     Des photos, j'en avais des tas que j'avais rangées par thèmes, par périodes, dans des chemises, des cartons, des boîtes de chaussures, développées moi-même pour ce qui était du noir et blanc. Veux-tu un thé ? Je suis gelée. Il voulait bien. Puisque tu veux voir, je vais te faire visiter. En séries, les quais, les vieux hôtels, les portes cochères (tu pourrais planter tes filles et leurs nippes devant avec les détails, poignées, serrures, marteaux, la peinture qui s'écaille, découvrant d'autres strates de couleurs, plus anciennes, jusqu'aux veines du bois), des fenêtres, balcons, corniches ... Que n'avais-je pas photographié de ce quartier ? Photos accumulées patiemment, selon les saisons, les heures du jour, ma fantaisie.

     Il fallait chaque fois que je précise et le moment de la journée et le temps qu'il faisait, la focale utilisée, la distance, le lieu... Alors j'ai eu l'idée de prendre un plan de l'Ile. Ce serait plus simple. Avec un crayon, il marquait les endroits à mesure, les flèchant selon l'angle de vue, notant dans son carnet le nom de la rue, le numéro, que sais-je encore, dessinant, prenant un croquis, ébauchant un détail d'après le cliché avec un coup de crayon époustouflant, une rapidité, une sureté dans le trait, une habileté déconcertante pour moi qui aurait tant aimé apprendre à dessiner.

     J'étais médusée par le déploiement d'une telle activité, sidérée aussi de sa réaction devant mes clichés, de sa manière ou plutôt de l'absence de manières à s'installer chez moi, devant cette table. Sous le charme qui émanait du type, charme qui opérait sur moi tel un enchantement. Quand, appelée à vérifier ou constater tels détails, je me penchais vers lui, frôlant son épaule, son visage, respirant malgré moi son odeur, je me relevais toute chavirée, le souffle court. J'entendis l'eau du thé qui bouillait désespéremment. M'enfuyais vers la cuisine.

     Incroyable, ce lourdaud. Comment peut-on se passionner ainsi pour des chimères ? Je n'avais encore jamais rencontré un type de ce genre. M' avait-il seulement regardée ? Pourquoi m'avoir accompagné, insisté pour venir chez moi ? Ne ferais-je plus d'effet sur les hommes ? Mes photos seules l'intéressaient plus que moi-même ! Insatiable. Boulimique. Indifférent à ma présence. Pour un peu, je l'aurais surpris à parler tout seul. Qu'étais-je pour lui, en ce moment ? Une voix off qui commentait de temps à autre. Voire. Alors que j'étais affolée de ses mains, de sa voix, de ses lèvres, détaillant  - j'en avais tout loisir - son visage... Je devais immédiatement me calmer, considérer la situation avec tout l'humour et le détachement dont j'étais capable. Reprendre mes esprits. Je revins de la cuisine dignement avec la théière et deux tasses sur un plateau en sifflotant joyeusement.

      Il fallut faire une place sur la table pour y déposer le plateau, écarter les tirages qu'il avait continué de disposer devant lui à mesure qu'il piochait dans les boîtes, qu'il reprenait, déplaçait, regroupait, comparait longuement. Il en examinait maintenant quelques uns à l'aide d'une loupe qu'il avait dû extraire d'une de ses poches. Puis se levait, une photo en main, faisait quelques pas dans la pièce, l'approchait de la lampe, la scrutant fixement, l'éloignant à bout de bras, la reposant délicatement comme s'il se fût agi d'une icône - oui, avec une précaution infinie - parmi les autres, sur la table, comme si elle avait été une chose d'une extrême fragilité, puisant à nouveau dans le tas, recommençant son manège, demandant toujours plus à voir.

     Celles-ci, les rues de l'Ile, lisant sur la chemise... Fais voir. Donne. Tu n'as jamais montré ces photos ? Tu n'as jamais exposé ? Je ne connais personne et puis ça ne m'intéresse pas. C'est pas possible, répétait-il. J'ai fait des cartes postales. Le photographe qui était en bas les vendait. Cela m'a amusée un moment. C'est tout. C'était surtout pour cet homme, mon maître, mon ami,  ça lui faisait tant plaisir...

     Il voulait tout voir. Le thé refroidissait gentiment. Le sien. Moi, j'avais depuis longtemps vidé ma tasse. Je croquais maintenant des gâteaux secs pour me donner une contenance, songeant à mon vieil ami le photographe qui devait cultiver ses souvenirs dans son jardin de province. Celle-ci, où est-ce? Qui t' a appris à faire cela ? On ne peut deviner tout seul. Tu as suivi des cours ? Dis-moi ? Insistant. Collant, à la fin. Je n'allais pas lui raconter ma vie ! Je regardais à la dérobée ses yeux limpides, avides de savoir, fixés sur le tirage. Un grand pan de ciel bleu devant moi où j'aimerais m'égarer.

     Le vieux pont Louis XIII. Un sujet auquel je revenais souvent. Le premier pont de pierre construit dans l'Ile. Pur classicisme. Trapu, solide, mais d'une certaine élégance. Un palais lancé au-dessus de l'eau. Un rien d'italianisme avec ses niches toscanes à l'aplomb des piles, restées vides, n'ayant jamais reçues leurs statues. L'architecte les avait-il seulement prévues ? Je ne sais. Un décor d'opéra. Pour tes filles ? J'y suis passé. Je l'ai vu, dit-il, mais pas sous ces angles. Je n'ai pas eu le temps de descendre sur la berge. Surpris, déçu, contrarié peut-être que quelqu'un l'ait fait à sa place, de n'avoir pas eu l'idée le premier. Cela le tracassait. Tu crois que l'on peut y accéder avec une équipe, du matériel encombrant ? Tu as deux escaliers de chaque côté du pont et le quai est large en cet endroit. On peut descendre , suivre la berge, faire le tour de l'Ile si tu en as l'envie. Intéressant pour les photos, surtout le matin, soleil levant, au ras de l'eau. Les pierres se colorent, les angles se civilisent, s'adoucissent. Un pont si monumental, si large pour conduire à une rue si étroite, une entrée de château. A l'époque où il a été construit, l'Ile se lotissait, lopins de luxe pour nouveaux riches, spéculateurs, officiers royaux, commissaires aux armées, gros marchands de tout poil, bourgeois fraîchement annoblis, s'arrachant, s'échangeant, se disputant les parts d'un gâteau. Regarde les rues à angles droits comme à Manhattan, les acquéreurs arrondissant leur bien pour y dresser un hôtel, agrandissant le jardin ou tout simplement pour spéculer. Déjà la loi du cordeau.

     C'est de qu'il me faut ! C'est pour le printemps mes photos. Les arbres seront en bourgeons, la lumière sera légère sur les pierres. C'est une collection aux lignes très pures, très dépouillées. Il me faut un tel décor de pierre, des angles vifs... Qu'en penses-tu ? Je ne savais que penser. J'aimais mon pont et, feuilletant son carnet, je découvrais des croquis, des silhouettes arrogantes de mannequins prenant la pose, quelques traits pour évoquer une idée de robe, l'ampleur d'un manteau, la souplesse d'un retombé, l'envol d'un chapeau, un délire de cape, la légèreté d'une voilette, tout un ballet qu'il faisait défiler sous mes yeux avec en arrière plan une arche, une courbe, un parapet du pont, rapprochant certains dessins d'un cliché, les plaquant l'un sur l'autre comme s'il tentait d'imaginer l'effet que cela produirait... Il jubilait. Apparemment, j'étais entrain de lui rendre un fier service.

      Il parvenait au fond de la dernière boîte que j'avais amenée, sortait les derniers tirages tout en poursuivant ses commentaires, me regardant, briévement, comme s'il me découvrait à ses côtés. Du beau travail, tu sais. Je n'osais le contredire. C'est pas possible que tu laisses toutes ces photos dormir ainsi... Il se tait soudain, fixant une photo qu'il vient de saisir, l'écartant rapidement des autres, la juxtaposant avec d'autres poses qu'il découvre en dessous, les plaçant en éventail dans une main comme on tient une donne aux cartes. Un portrait, s'écrie-t-il ! Tu ne fais guère de portraits ? C'est le premier que je découvre.

     Quel modèle ! Il cherchait autour de lui comme pour vérifier l'endroit. Ici, pointe-t-il du doigt. Tu l'as pris d'ici. Avec un léger éclairage d'appoint. Joli ! J'étais comme abrutie; je crois bien que le rouge m'était monté aux joues. Jamais je n'avais montré ces images à quiconque. Gardées pour moi. Ne sachant plus qu'elles étaient au fond de cette boîte. Mes photos du silence. Mes photos tues comme un souvenir. J'étais troublée soudain de les voir dans les mains d'un étranger, d'un inconnu qui les examinait, qui allait les commenter... Et lui, candide : qui est-ce ? Personne ! Ce n'était personne ... Je ne savais que répondre, ne pouvais répondre. Ne voulant pas. Voiler ce portrait trop parlant, si évidemment disant. Pour moi. Rien que pour moi... Un homme, un homme nu, ici, chez moi, par moi photographié, après avoir fait  l'amour, près de la fenêtre. Ne l'avais-je pas voulu ainsi, supplié, et lui riait, hésitant à se diriger vers la lumière de la fenêtre, rien qu'un plan moyen, s'il te plaît, tourne toi un peu, vers la fenêtre, de trois-quart, soulève un peu le rideau. On va me voir si tu éclaires ! T'occupes pas. C'est comme cela que je te veux. Nu, la courbe de son dos se détachant, se dessinant en pied, à contre-jour, à contre-temps, pudique et cependant si suggestif. Un Noir. Oui, un nègre avais-je envie de lui crier, devant son étonnement de fouilleur, de fouineur de mes rêves, de mes ruines. Si beau, si ... je lui arrache les photos des mains, saisissant ces tirages et, accompagnant mon geste comme si c'était lui qui me les rendait, docilement, de son propre chef, précédant, pressentant mon humeur, l'annihilant, le déchargeant instantanément de ce qu'il aurait pu avoir de violent, ayant deviné son intrusion dans un domaine où son regard n'avait pas à se poser, concluant délicatement en faisant machine arrière, retournant, ayant abandonné ces quelques épreuves litigieuses, aux clichés épars de la table pour les rassembler déjà comme sourd ou aveugle à mon émoi. Beau travail que tu fais-là, conclue-t-il.

     Tu ne peux laisser ça dans tes cartons. Il faut les montrer. Tu vas m'en prêter une série sur l'Ile pour quelques jours, remplissant déjà d'autorité une boîte, la ficelant soigneusement. Note ton adresse sur le couvercle. Tu as bien sûr tous les négatifs de ces clichés ? Puis, découvrant soudain sa tasse pleine devant lui, la vidant d'un trait, s'essuyant les lèvres de son mouchoir tiré de sa poche. Il faisait nuit depuis longtemps. J'avais vidé l'assiette de ses gâteaux sans m'en rendre compte, étourdie, subjuguée par la volonté sans faille de ce type. Je n'avais envie d'ajouter quoi que ce soit, ni la force de m'opposer à son projet, emportée par cet ouragan auquel je venais d'ouvrir ma porte, ne pensais à rien, pas plus qu'à le retenir, lui offrir de manger quelque chose ... Qui aurait pu influer ou détourner une telle nature ? Il est tard. Excuse-moi. Se levant. Me serrant fortement la main. Déjà dans l'escalier, mes photos sous le bras. A bientôt. Je te téléphone. Je réalisais, en refermant la porte qu'il m'avait à peine dévisagée, moi, qui l'avait fait monter...

     Quelques jours plus tard, il m'appelait, à la librairie. De la part d'un certain Carl. La caissière jubilait. Il a l'air pressé me chuchota-t-elle non sans arrières-pensées de vieille fille en me tendant le combiné. Si je pouvais ? Oui, ce soir. C'était une affaire en or, un concours de circinstances inoui, un ami, un livre à illustrer. Je t'expliquerai. Quelle adresse, ta librairie ? Attends, je note. L'heure ? Je viendrais te chercher. Salut.

                              *

      

3 commentaires:

  1. Une histoire de passion amoureuse !!!

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  2. Mes photos du silence. Mes photos tues comme un souvenir. C'est une belle phrase.
    La photographie est un retour dans le temps , trouver la lumière , jouer avec celle-ci .

    Cela se mérite une photographie et le travail se juge sur le long terme ainsi que dans sa fluidité

    Je reste à la librairie ;-)

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  3. > Maria, une recherche du bonheur, peut-être.

    > Bruno, un texte qui te parle, à toi le photographe. J'en suis heureux, preuve qu'il n'y a pas là trop d'inexactitudes.

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