jeudi 6 janvier 2011

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     Ce fût une semaine difficile. Elle avait cependant débuté dans l'euphorie. Toute l'équipe rassemblée établie sur le quai. Campant près du pont au bas de l'escalier qui servait de coursive reliant l'équipe volante de la berge à celle du haut avec les voitures. Un temps superbe. Printanier. Nous étions il est vrai dans les premiers jours d'avril. Une lumière magnifique embrasant caressant les pierres chaque matin. Travail seulement dans la matinée. L'après-midi, au laboratoire.

     Tu avais décidé de photographier tes femmes au bord de l'eau, le Pont servant de toile de fond. Scènes que tu réglais comme un maître de ballet, longuement, patiemment, demandant une pose souvent difficile au modèle, le buste plus en avant, le regard un peu plus vers le haut, plus assuré, s'il-te-plaît. Ombrez un peu plus, encore, stop ! Ne bouge plus. Encore un peu de lumière vers le bas... Chacun obéissant, prenant au vol l'indication qui lui était destinée, l'exécutant.

     Tu menais ton monde avec souplesse et une autorité bon enfant. Patient, expliquant, demandant, priant, remerciant. Sûr de toi. Le silence s'établissant progressivement pendant que l'oeil vissé à l'appareil tu vérifiais encore une fois le cadrage, l'attente devenant plus fiévreuse, plus recueillie, le mannequin conservant l'immobilité requise puis se relâchant  subitement quand, croisant les bras au-dessus de la tête, tu donnais le signal attendu de la fin de la prise, le moment de la détente, chacun, comme on reprend sa respiration un instant retenue, courant aussitôt vers d'autres activités, préparant déjà la prise suivante, excepté le modèle qui ne quittait pas immédiatement sa position comme engourdie enfouie dans sa concentration, marquant par cette torpeur encore prolongée un  instant la distance le séparant des machinistes, se démarquant de cette agitation fébrile, relâchant graduellement la tension des muscles de son corps, sortant peu à peu de son recueillement,  demeurant en place comme attendant qu'un rideau imaginaire se relève pour saluer, ne se décidant à ébaucher quelques pas sur le sol inégal et mal pavé du quai qu'avec l'aide secourable de la couturière attitrée qui s'était enfin approchée de l'animal de luxe, délicat et fragile.
 
     C'était la première fois que je te voyais au travail ... Tu cadrais assez largement tes sujets ce qui me surprenait, moi, qui travaillait toujours au plus juste, au plus près; je te devinais préoccupé par le Pont, par le monument, rien qu'à te voir chercher tes angles de prise de vue, en changeant, y revenant, soignant les mises au point, recommençant, doublant chaque prise comme si tu voulais confirmer une idée, une impression difficile à fixer, impossible à capter, modifiant entre chacune d'elles l'angle d'attaque... J'observais la scène de loin, de la rive d'en face, ne voulant me mêler à l'équipe, être un embarras et surtout t'imposer ma présence. Je ne t'avais pas prévenu. J'étais venue discrètement, m'aventurant parfois sur le pont, me glissant parmi les badauds qui s'agglutinaient, observaient un instant puis repartaient...

     Je n'aimais pas ces femmes-objets, mannequins que l'on coiffait pomponnait et dorlotait à tout bout de champ, allant au-devant de désirs insignifiants avec des gestes de peintre retouchant sa toile à petites touches serviles, corrections imperceptibles et épidermiques, êtres lents et fragiles aux gestes précautionneux d'insectes de collection, dressés aux poses ostentatoires, èves fières de leur corps décharné et osseux, aux angles vifs et qui se pliaient, elles, et s'obligeaient à tous les faux-semblants et que l'on disposait en des équilibres précaires, les transformant en une statuaire de carton pâte, désincarnée, aux visages impassibles, aux regards fixes de porcelaine et distants, fauves domptés comme maintenus en laisse, drapés dans leur fatuité et qui attendaient apaisés dès après le déclic l'hommage du photographe, quelqu'un, enfin, qui semblait reconnaître leur prééminence et pour lequel un sourire parfois était consenti... et toi, tel un dompteur tout en rondeur, nonchalant, travaillant, maniant, assouplissant patiemment cette pâte rébarbative, cette glaise récalcitrante, pour en réaliser le temps d'un éclair de fugitives compositions à l'éphémère beauté glacée que l'on découvrirait plus tard dans un luxueux catalogue d'une maison de haute couture.

     Les premiers tirages présentés furent assez mal accueillis, jugés trop statiques, trop froids - trop froids ! Non, mais tu entends ! Regarde cette lumière, tu trouves cela froid ? me disais-tu - architecture du pont trop nette, trop encombrante, toutes ces pierres, trop présentes... Tu étais contrarié. Considérant ce verdict comme un affront. On se moque de moi ! C'était de ma faute : je t'avais trop parlé, trop orienté vers le pont. Tu le découvrais à ton tour. Il captait ton regard sans que tu t'en rendes compte. J'étais malheureuse. Je ne te portais pas chance. Et toi, reprenant les épreuves l'une après l'autre, hochant la tête. Temps perdu. Les reposant sur la table. Ils ne comprennent rien. Des ignares qui n'ont jamais fait une photo de leur vie. Des porcs... Les bonnes femmes, ne voit-on pas qu'elles semblent en sortir des niches. On le voit, non ? Je voyais. Le Pont. Ces gros plans sur les pierres des encadrements des niches vides et le modèle, placé devant, un peu décalé, comme projeté en avant... Surprenant. Magnifique. La pierre, les lignes, les angles et les filles... Oui, mais ça ne plaît pas. Trop recherché, trop sculptural. Je t'avais trop baratiné, influencé. Ton attention s'était  détournée de ton sujet... Puisqu'ils veulent du mouvement, pourquoi ne placerais-tu pas les filles sur une péniche, toi, au télé, sur la berge... Le Pont, un peu flou, l'arrière, si tu y tiens... Je ne savais que te dire pour te consoler, te calmer, tenter aussi de me rattraper, t'encourager ... Tu écoutais, t'efforçant gentiment d'être attentif à mes paroles mais pensant certainement à autre chose. Essaye d'oublier le pont. C'est une affaire entre nous. Ne le montre pas trop. Tu hochais la tête comme si quelque pensée nouvelle se frayait en toi un chemin. Tu t'es levé. Ton visage s'éclairant d'un sourire à peine ébauché. Et tu as dit : viens, allons au cinéma.

     Il fallut une journée pour dénicher un marinier qui veuille bien consentir à prendre à bord quelques personnes et décrocher les autorisations nécessaires. Du linge battant au vent sur une corde tendue d'un bout à l'autre de la péniche, une voiture arrimée à l'avant, un chien en éveil ne tenant pas en place, des géraniums en pots, des couleurs franches qui tranchent, du noir, des marrons, des rouges. La péniche amarrée au quai ou au milieu du courant, les allers et retours parfois cocasses de la rive au bateau, les maquilleuses riant piaillant apeurées... Et, toi, d'excellente humeur, métamorphosé, mimant les poses du bord, indiquant les positions...

     De l'autre rive ou du haut du pont, me cachant, mon appareil calé comme je pouvais sur le parapet, craignant que tu t'aperçoives de ma présence et que je te dérange, te trouble, j'ai, au télé, comme par effraction (mais n'en est-il pas toujours ainsi, plus ou moins, en photographie ?) pris les seuls clichés de toi que je possède et que je ne t'ai jamais montré. Toi, observé, suivi, épié comme à la loupe. Rien que des gros plans de l'homme surpris en pleine action. Clichés conservés secrets comme des images trop impudiques pour être montrées, inconvenantes à force de fixation sur le sujet, de mon attachement obstiné pour ton visage, pour ton corps si amoureusement scruté... Je n'ose sortir ces images de leur carton, si fragiles, si ténues, si irréelles me semble-t-il. Par crainte, encore aujourd'hui, qu'un regard n'y décèle quelque folie meurtrière et peur aussi de ne plus y retrouver - les images comme les fleurs fanent si vite - l'étincelle qui me faisait alors agir sur le déclencheur, presser encore une fois, une autre et celle-ci et cette autre encore, à ne pouvoir, à ne savoir m'arrêter... Me saoulant de tes gestes, de ton visage. Les souvenirs, c'est avant tout dans la tête, au coeur qu'on les porte. On croit les saisir au piège d'une pellicule; on s'escrime à les capter, à les fixer, désirant les retenir prisonniers comme si  ces choses-là ne vieillissaient pas avec nous. Ils s'évaporent. Ils nous échappent comme l'eau que l'enfant croit saisir dans sa petite main qu'il referme sur elle. Pâles reflets de ce qui fût un jour, si vites démodés, si vite affadis. Sont-elles capables, ces images volées, auront-elles encore aujourd'hui, les regardant, le pouvoir de faire revivre en moi la flamme qui m'animait alors ? Me permettront-elles de retrouver ou même simplement d'évoquer, de ressentir ce souvenir, cette émotion, ce moment sur un pont, un matin, ravivant cette parcelle de bonheur, eux, qui ont poursuivi leur route en moi, vieilli avec moi ? Carl, je t'ai, pendant ces quelques jours où je te vis tant te dépenser, pendant lesquels je t'ai suivi pas à pas, de près comme de loin, sans répit, souffrant pour toi, épousant tes gestes, devinant tes appréhensions comme partageant tes joies, journées harassantes, je t'ai aimé comme jamais je ne t'aimerais. Nous nous retrouvions chez moi, le soir, aussi épuisés et heureux l'un que l'autre. Ce fût le meilleur reportage de mode de l'année.


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1 commentaire:

  1. La photographie c'est être au plus proche de son sujet disait Capa .

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