jeudi 10 novembre 2016

Le paysage mité



   La géographie humaine est la forme de l'Histoire. En quarante ans le paysage se refaçonna pour que passent les voitures. Elles devaient assurer le mouvement perpétuel entre les zones pavillonnaires et le parking des supermarchés. Le pays se piqueta de ronds-points. Désormais les hommes passeraient des heures dans leur voiture. Les géographes parlaient du « mitage » du territoire : un tissu mou, étrange, n'appartenant ni à la ville ni à la pastorale, une matrice pleine de trous entre lesquels on circulait...

« Il est possible que le progrès soit le développement d'une erreur.» *

* Citation de Jean Cocteau, p 61.

Sur les chemins noirs de Sylvain Tesson, Éditions Gallimard, 2016, p. 60 et 61.

jeudi 3 novembre 2016

En marchant...

   

" Les buis luisaient, cirés de lumière. Les toiles d'araignées cédaient à mon passage, sceaux de virginité du chemin. Les enclos de pierre se succédaient. Ils représentaient les travaux de ces jours où les hommes, marchant dans les forêts, n'étaient pas des usagers d'espaces arborés. Ces vestiges rehaussaient la solennité de l'ombre. Le chemin déboucha sur une perspective. Le Comtat se déployait, rayé d'asphalte. La rumeur des moteurs s'élevait. Dans mon dos : le lent aménagement des abris pastoraux. Devant moi : routes et voies zébrant la vallée où circulaient bêtes, hommes et marchandises. Dans le ravin, le monde d'hier. Vers le sud, le présent et déjà l'annonce des zones périurbaines avancées au pied du Ventoux. La conquête du territoire français par ce nouvel habitat avait été rapide. Quelques années suffirent à la chirurgie esthétique de la géographie. En 1945, le pays devait se relever. Redessiner la carte permettait de laver les hontes de 1940. La prospérité nouvelle assura le projet. L'État logea les enfants du baby-room. Les barres d'immeubles poussèrent à la périphérie des villes. Puis, il fallut étaler l'urbanisme, comme le disaient les aménageurs. Leur expression était logique puisque le béton est liquide. L'heure fut au désenclavement. La ville gagnait du terrain. Ce fut le temps des ZUP dans les années 1960, des ZAC une décennie plus tard. Les autoroutes tendirent leurs tentacules, les supermarchés apparurent. La campagne se hérissa de silos..."

Sylvain Tesson, Sur les chemins noirs, Éditions Gallimard, 2016, p 60-61.