mardi 26 janvier 2016

Aucun enfant n'est une île


« ... Dans le tumulte de l'heure de pointe, c'était son moi idéal qu'elle entendait, la pianiste qu'elle ne deviendrait jamais, interprétant sans fausse note la Partita n° 2 de Bach.
   Il avait plu presque chaque jour de l'été, les arbres du quartier semblaient avoir enflé, leur feuillage s'être étoffé, les trottoirs étaient lessivés et lisses, les voitures du concessionnaire de High Holbron impeccables. La dernière fois qu'elle l'avait vue, la Tamise à marée haute enflait elle aussi, d'un brun plus foncé tandis qu'elle montait, maussade et rebelle, à l'assaut des piles de ponts, prête à envahir les rues. Mais tout le monde poursuivait sa route bon gré mal gré, déterminé, trempé. Le jet-stream déréglé, poussé vers le sud par des facteurs incontrôlables, bloquait la douceur estivale en provenance des Açores, attirait l'air glacial du Nord. Conséquence du changement climatique causé par l'homme, des perturbations provoquées dans les couches supérieures de l'atmosphère par la fonte des calottes glaciaires, ou d'une suractivité des taches solaires qui n'était la faute de personne, ou encore des variations naturelles, des cycles récurrents, du destin de la planète. Ou bien de ces trois facteurs à la fois, ou seulement deux. Mais à quoi bon se perdre en explications et en théories si tôt le matin ? Fiona et le reste de Londres avaient du pain sur la planche. »

Ian McEwan, L'intérêt de l'enfant, Éditions Gallimard 2015, p 54/55.

jeudi 21 janvier 2016

Sous les nuages



- Il est vrai qu'on aura peu vu le soleil tous ces jours,
espérer sous tant de nuages est moins facile,
le socle des montagnes fume de trop de brouillard...
(Il faut pourtant que nous n'ayons guère de force
pour lâcher prise faute de peu de soleil
et ne pouvoir porter sur les épaules, quelques heures,
un fagot de nuages...
Il faut que nous soyons restés bien naïfs
pour nous croire sauvé par le bleu du ciel
ou châtiés par l'orage et par la nuit.)

Philippe Jaccottet, Pensées sous les nuages, Éditions Gallimard, 1983, p 19-20.

samedi 16 janvier 2016

La couleur du ciel et de la terre





        " Les derniers rayons du soleil envoyaient une lumière douce sur les grosses raquettes vertes des cactus qui bordaient un champ; dans le ciel où le bleu commençait à s'assombrir il y avait un unique petit nuage... ma pensée peut aller jusqu'à ce nuage ... « ici, lui avait écrit son mari pendant la guerre, nous avons des nuages gris pour la pluie et des nuages jaunes pour la mort »... Rania longeait un autre champ, respirait l'air qui venait de la mer en coups de vent... le vent est le compagnon des veuves... ses yeux s'attardaient sur le colza, son oncle avait voulu le colza, pour faire plaisir aux Français, c'était idiot, du colza en pays de palmiers et d'oliviers, pas idiot pour eux, la colonie doit produire pour la métropole disaient-ils, idiot quand même, elle gardait pourtant le colza, pour le bétail, parce qu'elle aimait la grande claque jaune de la floraison... "

Hédi Kaddour, Les Prépondérants, roman, Éditions Gallimard 2015.
p 17-18.