dimanche 16 octobre 2011

la rentrée (3)


     De qui était ce devoir ? Retournant à la page de garde, elle a lu le nom qu'elle avait tout d'abord négligé selon son habitude. Charles-Etienne Brion. Tout uniment calligraphié, sans fioritures. Un prénom à rallonge comme aurait dit sa mère. Dans l'immédiat, elle ne se souvenait pas du visage de cet élève. Elle a consulté son plan de classe pour se remémorer la place qu'il occupait. Là. Elle le voyait maintenant. Le jour de la rentrée, c'était lui qu'elle avait remarqué le premier, non seulement de par la place qu'il occupait, au centre de la salle, et qu'assis il dépassait d'une tête tous ses camarades  mais aussi par le regard singulier qu'il affichait, plein d'audace tempérée à la fois par une sorte de timidité, de réserve, que l'on aurait pu interpréter comme une absence, regardant sans voir, les yeux fixés sur vous mais perdus dans le vague... Elle avait aussitôt oublié son visage, détournant son regard, et ne lui avait pas donné immédiatement un nom au moment de l'appel. Tous, garçons et filles, la dévisageaient. Elle ne pouvait s'offrir un moment de distraction. C'était le premier contact qui compterait tant pour eux, le moment unique où ils allaient la juger, la cataloguer irrévocablement rien qu'à la manière dont elle se présenterait et avec qui ils allaient devoir vivre, établir peut-être quelques liens privilégiés, voire subir toute une année la présence. C'était cela qu'ils attendaient et ils la guettaient. Elle ne devait pas rater son entrée en se déconcentrant sur l'un d'entre eux...

     Toute cette réflexion s'était déroulée très vite qu'elle avait déjà gagné le bureau, posant sa serviette, sortant ses documents pour travailler immédiatement. Tous étaient prêts à recevoir ses premières mots, des paroles décisives, des paroles peut-être capitales pour l'entrée en matière et, elle, sûre de son succès en tant que professeure principale et sur qui reposait la réussite ou non de l'année à venir, où toute chose allait tourner autour d'elle, elle avait jeté un regard englobant son auditoire, avait souri et leur avait tout simplement souhaité la bienvenue et une bonne année...


     Elle n'avait jamais eu un texte de cette qualité entre les mains. Une écriture souple, d'une aisance quasi virtuose, d'expression originale, limpide, fluide. Les formules choisies, pesées, semble-t-il, justes, et les phrases si simplement construites... Et plus elle réfléchissait, et plus elle pensait que ce n'était pas possible ! Quel âge avait ce garçon ? Ses fiches consultées lui apprirent qu'il n'avait pas encore dix-sept ans. Face à la profession demandée des parents, il avait mentionné tout banalement, sans distinguer père et mère, profession médicale... Elle relut encore une fois la copie. Il fallait se rendre à l'évidence, elle tenait entre ses mains le travail d'un élève d'exception. Comment un tel devoir pourrait-il être le fruit du hasard ? Tant d'intelligence, de maturité, c'était confondant. Qui était ce gamin ? Son texte rédigé était comme une pierre jetée dans son jardin. Elle en était bouleversée comme désarçonnée.

     Allait-elle lire ce devoir à toute la classe, le donner en exemple ? Par principe, elle n'aimait pas pousser en avant, mettre sur le podium qui que ce fut, les bons comme les mauvais. A quoi servent les exemples ? Elles croyait aux seules vertus du travail et peu aux phénomènes de foire. Si tel était le cas, certains dans la classe ne pouvaient qu'être au courant et ceux-là n'apprécieraient sans doute pas la confrontation qu'ils avaient dû vivre sinon souffrir en maintes occasions. Un élève comme ça - il faudra qu'elle se renseigne et consulte son livret scolaire - ne venait pas de se révéler à l'instant. Une telle réflexion, si mûre, très au-dessus du niveau général, ne s'improvise pas.

     Distinguant sa copie, n'allait-elle pas, la mettant en avant, le flatter outre mesure surtout pour le premier devoir et n'encourager que sa facilité ? Peut-être, au pire, le blesser. Ces gens-là ne souffrent-ils pas du battage que l'on fait sur leur personne à moins, qu'au contraire ils n'attendent avec anxiété que les projecteurs de la renommée les effleurent encore une fois ? Elle-même, placée devant un tel phénomène, comment allait-elle trouver les arguments pour discuter avec lui, être à sa hauteur, ne pas le décevoir, lui apporter quelque chose de constructif ? En attendant, elle devait lire toutes les copies pour trouver quelques points à dire sur la sienne et comparer au canevas qu'elle élaborerait et  leur donnerait. Sur la forme, il n'y avait rien à reprendre. Restait le fond. Les idées. L'argumentation. Il y avait celle de Brion, sans failles et qui tenait debout mais elle, elle devait découvrir et avancer d'autres idées, peut-être plus pertinentes, plus originales et auxquelles il n'avait pas pensé ou qu'il avait mis de côté sinon négligé... Mais n'était-ce pas un autre devoir qu'elle risquait de lui proposer, un autre regard et qui ne serait qu'une pâle copie du sien ?

     Elle se souvînt du thé qu'elle avait oublié, de l'eau qu'elle avait mis à bouillir, en posant le devoir de Brion sur la table. Elle eut l'impression que l'heure en était passée depuis longtemps ce que le faible niveau de l'eau lui confirma en découvrant la bouilloire qui hoquetait lamentablement, le couvercle épuisé retombant lourdement de désespoir, comme pouffant, exténué... Ce soir-là, elle se contenta d'un verre de jus de fruit.

     Elle se remit aussitôt à ses corrections se promettant de revenir à la copie Brion quand elle aurait une vue d'ensemble du travail de chacun et que le feu en elle serait retombé. Elle y verrait un peu plus clair et trouverait quelque chose à écrire dans l'emplacement réservé pour cela, en haut de la première page de la copie Brion.

      Elle avait maintenant beaucoup de difficultés pour s'attacher à ce qu'elle lisait, dérivant à chaque idée nouvelle rencontrée et que Brion avait exploité avec bien plus de pertinence, buttant à chaque incorrections, revenant mentalement vers la copie phare, ne jaugeant ce qu'elle découvrait et qui était bien fade par rapport au travail qu'elle venait de distinguer. Et la question revenait : Qui était cet élève ? Une question qui ne la quittait plus. Elle ne se souvenait pas de l'avoir jamais croisé l'année dernière. Peut-être n'était-il pas élève au lycée et venait-il comme beaucoup de ses camarades des classes préparatoires d'un autre établissement ? Soudain l'idée lui vînt d'appeler sa copine Louise, la géographe et historienne, plus ancienne qu'elle au bahut et qui bien certainement la renseignera. C'était effectivement la bonne idée !

 - C'est toi qui en a hérité cette année ? Bravo ! s'écria Louise immédiatement à l'énoncé du nom.

     Elle lui apprit qu'elle le connaissait depuis la classe de première où elle l'avait eu comme élève.

 - Un vrai plaisir de travailler avec un garçon comme ça. Et, de plus, tu as vu cette frimousse ! Et Louise riait au téléphone, disant cela. Ce qui n'était pas sans l'agacer un peu mais cela détendait un peu l'atmosphère, lui permettait de respirer, elle qui avait presque pris l'affaire au tragique.

 - Tu ne savais pas que c'était le petit génie de la maison ? Tout le monde a voulu une année ou l'autre l'avoir dans sa classe. Il pourrait faire n'importe quoi, l'administration lui donnerait encore raison ! Il faut dire qu'il a rapporté gros. Pense donc, premier prix au Concours Général, deux années de suite.  

 - En quelles matières?  

 - En français et en philo. 

 - Ah! c'était lui, je ne me souvenais plus du nom du lauréat...

 - Tu rêves, ma chère... C'est une grosse tête... Je te plains. Moi, je ne l'ai eu qu'en première heureusement; il m'épuisait de monotonie. La perfection m'écoeure à la longue... Oui, ses parents sont médecins. Très en vue en ville. Le père est chirurgien. C'est lui qui a opéré la femme du proviseur, l'an dernier. Alors, tu imagines...

     C'était plutôt inattendu. Elle n'avait encore jamais rencontré un tel phénomène dans ses précédentes classes ni au cours de ses propres études. Elle devrait vivre avec. S'adapter. Sans craindre la nouveauté qui s'offrait à elle. Ce n'était pas son genre de dramatiser, encore moins de paniquer. Juste une peu d'inquiétude qu'elle tempérait avec l'espoir d'une expérience insolite et qu'elle voulait déjà captivante. Il lui faudra trouver le moyen de dialoguer. Elle trouvera ! Jouer l'ouverture. Les bêtes à concours ne l'effrayaient pas. Elle-même ne l'avait-elle pas été ? Elle n'aimait pas trop, c'est tout. Le paraître l'emporte tant sur l'être. 

4 commentaires:

  1. Elle promet d'être intéressante et assez unique cette année...et pour nous un vrai suspens.
    Est il possible qu'il ne se passe rien d'extra-ordinaire après une telle rencontre ?? :)

    RépondreSupprimer
  2. Oui, "Le paraître l'emporte tant sur l'être" et à l'école plus que nulle part ailleurs... ta belle prose Pierre, ton beau texte si bien vu, pensé et senti me ramène à la solitude du surdoué, à la souffrance du surdoué... surtout, surtout lorsque ce surdoué contrairement à celui de ton texte n'est pas issu "de bonne famille"...
    ces surdoués qu'inévitablement finissent bêtes de concours, qu'ils le veuillent ou non.
    oui, la solitude du surdoué est très souvent dramatique.
    mais cela est une autre histoire.


    Bonne semaine

    RépondreSupprimer
  3. je suis accro.
    je prends pension, je veux bien préparer le thé à l'heure que vous voulez !

    RépondreSupprimer
  4. C'est en lisant les annonces de publications de nouveaux articles et en voyant "Encres vagabondes 4" que j'ai compris que j'avais raté un épisode... Je viens de dévorer ce numéro 3.
    Ce doit être vraiment "flippant" d'avoir affaire à un tel génie... Joie et angoisses doivent se mêler...
    Bon, inutile de discuter davantage, je file découvrir la suite....

    RépondreSupprimer