vendredi 7 janvier 2011

- 10 -

                             - 10 -




     Ce fut un choc, un matin, me rendant à la librairie, que de découvrir l'affiche sur les murs, depuis l'autobus, dans les rues. Offerte, s'imposant, éclatante. Encore humide de colle, luisante, brillant dans la lumière du petit matin. M'attendant. Me faisant un clin d'oeil. D'une insolente beauté. Ne voyant qu'elle en débouchant sur le boulevard, le pont franchi. Qu'elle dans la montée du jour.

     Je ne sais pourquoi mais par une évidence impérieuse, une intuition suprême, absolue, j'ai compris, j'ai su que l'image était, ne pouvait être qu'une photo de toi. Comme, plus tard, le nom de l'agence pour laquelle tu travaillais découvert au bas me le confirma.

     Où donc dénichais-tu tes modèles ? En noir et blanc, s'il-vous-plaît. Toi, si fidèle à la couleur. Quelle affirmation ! Quelle application ! Quelle maîtrise ! Quelle plastique ! Quelle rigueur ! Le regard capté se plantant, se vrillant dans le mien. Des yeux d'amande verte à n'en pas douter. Si clairs. Si sûrs de leur charme, à l'infini. Le modelé du visage souligné par l'éclairage que tu as choisi oblique, ne portant que sur un seul côté, toute la partie gauche du visage restée dans l'ombre, se découpant comme une silhouette, le désordre des cheveux, l'oreille, l'aplat de la joue droite caressés de lumière.

      Le grain de la peau accentué avec ses reliefs, ses menus détails, le front comme bosselé, creusé au-dessus du nez, les lèvres généreusement dessinées, épaisses, l'arrondi du visage, un soupçon de virilité, le menton avec une petite fossette, le col de l'imperméable relevé, l'une des pointes ramenée, rabattue, plaquée sur le devant par le vent, l'imperméable lui-même négligemment porté, comme enfilé à la hâte, pas encore ajusté, ouvert, laissant voir le pull en-dessous, les mains déjà dans les poches, en partance. Attitude nonchalante. Spontanée. En mouvement. D'un naturel fou. Bravo, Carl ! Un superbe modèle. Pub pour une marque de vêtements de pluie. J'ai tout de suite eu l'impression que tu m'offrais cette image.

     Cette image m'a accompagnée toute la journée, la retrouvant le soir au kiosque sur le boulevard en couverture d'un magazine de mode pour homme. Une pub bien orchestrée. Les nouvelles tendances du printemps. Habillez-vous décontracté ! Ou quelque chose comme cela, le titre. Bon chic. D'autres clichés à l'intérieur. Autres poses. Autres vêtements. Même modèle. Autres impressions que celles déclenchée par l'affiche. Le même garçon mais éclairages, attitudes, expressions  variés. Autres lieux. Un air de famille entre elles mais par la vertu de la seule mise en scène, différentes. Un jeu pour toi. J'aurais aimé rencontrer l'acteur pour comparer le modèle à ce que tu en avais réalisé. Te retrouver en lui. Ta manière. Ton regard à ce moment-là. Etait-ce le modèle ou ce que tu lui avais donné comme supplément d'âme qui me frappait et qui m'attirait ? Un naturel fou !

     Ne dit-on pas que l'artiste se cache sous son modèle ? Le photographe tel le peintre ne donnant encore et toujours que le même portrait, le sien, sous couvert des apparences d'un autre... Les yeux, la bouche, je ne savais... Cachant du doigt telle partie du visage puis telle autre, hésitante, dubitative, mes doigts s'attardant, se perdant au contact de la peau glacée du papier. J'étais idiote. Etais-je devenue folle ? Amoureuse d'une affiche! D'un fantôme. Carl, sais-tu que tu me manques ? Un vide, ton absence à mes côtés. Je vais finir par parler toute seule.

     Une voix à la radio, bien timbrée - placée - chantante. Une voix de charme. Quel visage imaginer derrière cette voix? Cette image était comme toute photographie de mode du domaine du superficiel, prise sous un angle flatteur et par conséquent menteur. Qui était ce garçon sinon un type choisi par toi parmi des candidats, et que tu as photographié, déguisé en play-boy, qui a posé selon tes indications, une gueule que tu as utilisé parce qu'elle répondait à ce que tu en attendais, conforme à ce que l'on t'avait demandé... Ce regard, ces yeux, les avais-tu inventés aussi ? Ce quelque chose de plus que tu as magnifié au passage, en avais-tu conscience, l'as-tu fait délibéremment, l'as-tu fait entrer dans ton projet ou bien, toi aussi succombant à son charme ? Aurais-tu été troublé devant ton sujet, t'attachant, le moquant peut-être? Carl, est-ce possible ? Mais tu n'étais pas là pour me dire que cette image fouillée (était-ce, d'ailleurs, un portrait ?) n'était qu'un leurre, qu'un appât pour femme seule. Tu me manquais et voici qu'en tes oeuvres je me glissais y trouvant, le croyant du moins sur le moment, un signe de ta part. Je pensais à toi quand j'ai fait cette affiche... Je suis certain que ce visage t'interpellera... Je l'ai pris pour cela... Va savoir ! Carl, ce soir, la revue ouverte puis l'image découpée sur la table, j'en aurais pleuré.

     Un peu plus tard, j'ai repéré une de ces affiches un peu fanée, déchirée par le vent, sur la palissade d'un chantier, au ras d'un trottoir, la colle accumulée en flaques gluantes, s'écoulant sur le sol. J'y ai planté devant un mannequin, une femme, pour quelques photos, une présentation de manteaux pour l'automne. Travail que j'avais accepté pour une copine photographe, en dépannage. Tu te débrouileras, tu verras. Ce n'est pas difficile. Je te connais. C'est elle qui n'était pas difficile en me demandant ce concours... Les photos eurent l'air de plaire puisque l'une d'elle fut prise par la maison de couture et que j'ai retrouvée dernièrement dans un ouvrage sur la photo de mode... Le type au second plan, comme fixant la femme qui passe, regardant l'objectif en souriant, indifférente à celui qui la suit du regard. Elle - mon modèle - se hâte, ou faisant mine de le faire, comme prenant son élan, ébauchant le mouvement comme courant après un autobus qui déjà redémarre, un mouvement qui se veut rapide et qui souligne, met en valeur, l'ampleur et la souplesse du vêtement, l'élégance de la coupe... ou bien, posée, immobile au bord du trottoir, légèrement penchée en arrière, presque à la rupture d'équilibre, se réfugiant dans le col qu'elle a relevé pour la circonstance  pour se protéger d'une d'une petite brise imaginaire et piquante, riant, ses cheveux volant en désorde, apparemment heureuse, prenant appui contre l'homme protecteur de l'affiche, semblant se blottir au creux de l'image, de l'épaule, leurs visages à eux deux si proches, ou bien encore, elle devant un kiosque à journaux, les revues, taches de couleurs, attachées, elles, les revues, maintenues par de épingles dont on se sert pour le linge mis à sécher,   comme on n'en voit plus beaucoup, en bois, et, quelque part - cherchez bien - comme dans ces dessins-devinettes où le dessinateur a dissimulé un animal fabuleux ou le lièvre dont le chasseur a perdu la trace, parmi toutes ces couvertures à l'étal, la photo d'un homme en imperméable, un homme aux yeux vert amande, regarde bien, en haut, à droite, tu brûles... Scènes de rue que j'ai pris plaisir à offrir à ma copine photographe.

     Désopilantes ces photos que j'ai rapportées, si libres, si enlevées avec l'ombre de ce type en arrière-plan, du moins son image, d'une légèreté, d'un laisser-aller tout apparent, que j'ai rarement retrouvé en photo de ce genre. Je tenais la grande forme. Presque virtuose. Inspirée ! Je ne me fais pas de compliments, je ne me monte pas la tête, on me les as décernés. Pour un coup d'essai, pour un dépannage, je n'étais pas mécontente de moi ni de la carte postale que je t'offrais en réponse.

      J'ai reçu un jour un coup de fil de l'agence. Un courrier de New-York, pour moi, m'y attendais. Quand je voudrais. A propos, on espérait mes épreuves pour la réouverture prochaine du Musée National. Le catalogue doit être prêt à la fin du mois, dernier carat... C'était un envoi de toi, ton écriture sur l'enveloppe tout de suite reconnue. Pas une lettre à l'intérieur. Non. Une page prélevée, arrachée d'un magazine. La phot de la pub. Envoie-moi un tirage. Je t'embrasse. C. Laconique, la missive. Preuve que mon message avait été reçu. Cinq sur cinq. Cette feuille, je l'ai conservée comme l'une de tes oeuvres et dédicacée. Introuvable sur le marché. Cela devint notre façon de correspondre, de nous donner des nouvelles de loin en loin. Tu as vu, dans le numéro d'avril... Pas toujours récentes les informations mais j'avais un regard de toi. Ta manière de voir, de dire et de nouvelles raisons de ne pas désespérer.

                                 * 

2 commentaires:

  1. Il est vrai que dans tout l'on projette son inconscient dans l'autre , l'art est un miroir de soi

    RépondreSupprimer
  2. Notre être est une création sous le regard de l'autre. Regards, miroirs croisés... Parfois, une rencontre.

    RépondreSupprimer