mardi 4 janvier 2011

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      C'est ici que je pense à toi. J'ai toujours vécu là, en ces lieux. Peux-tu concevoir cela, toi le nomade ? Manifestement ces sentiments, cet attachement te sont étrangers. Tu ne veux comprendre ou bien tu penses, plus vraisemblable, que cela n'a aucune importance. Pourquoi préférer, s'accrocher à un endroit plutôt qu'à un autre ? On peut aussi bien vivre ailleurs qu'ici. Pour toi, ce n'est pas un problème. Tu es chez toi partout. Partout à l'aise, là où tu travailles, là où  tu dors. En n'importe quel lieu. Travaillant continuellement. Même dans tes rêves. Sans domicile fixe. Sans port d'attache. Sans point d'ancrage. Tu n'as que des amis. Allant de l'un à l'autre, au gré des villes, des pays que tu traverses. Chez les uns ou les autres. Sur lesquels tu sais compter. Un bureau, un couloir, un sac de couchage, te suffisent. Une fenêtre éclairée dans la nuit. A n'importe quelle heure. Tu siffles de la rue et tu montes si on te fait signe. Il y a toujours quelqu'un quelque part pour te faire signe. C'est ainsi que tu as atterri chez moi et que tu en es reparti.

     J'ai grandi ici. Dans ce quartier. Dans cet appartement. Avec cette cour pour tout horizon. Combe grise manquant singulièrement de soleil. Triste sans aucun doute mais protectrice et douillette. Si pratique pour ma mère qu'elle n'a jamais songé à en changer. A deux pas de son travail, du Ministère, rive gauche. Plus tard, pour moi également. Un pont à franchir, chaque matin, et me trouvant à pied d'oeuvre.

     C'est ici, à partir de là que ma vie s'est organisée, écolière puis étudiante. Toujours indépendante et toujours plus chez moi bien que vivant chez ma mère, avec ma mère, si discrète et qui me laissait libre. Une chance, pensais-je parfois et, d'autres fois, ne sachant plus si c'était un bonheur tel que je le disais ou une situation qui cachait une détresse, un sale coup du sort.

     J'aimais cette vieille bicoque et le quartier autour. Enserré dans les murs des quais comme dans un corset de pierres, isolé du reste de la ville par les bras du fleuve. Une île. Un monde à elle seule et qui se suffisait. A moi aussi. Avec ses rues à angles droits, petites, courtes, étroites, bordées d'immeubles antiques, décrépis, défigurés mais beaux ou de hauts murs aveugles. Constructions qui avaient vécu et en avait vu de toutes les couleurs. Un quartier historique. Maintenant perclus de silence. Avec peu de circulation. Engourdi. A l'écart. Une province à lui seul, tapie au centre de la ville. Un quartier flottant. Mon île, mon chez moi que je connaissais par coeur, rues, ruelles, impasses, passages, cours et arrière-cours où, enfants, nous nous répandions en criant, ribambelle n'apeurant que les chats et les oiseaux ou une petite vieille perdue dans ses pensées au coin d'une rue que nous surprenions  de notre vitalité et qui soudain tournoyait autour d'elle, la submergeait, la laissant toute étourdie, la bourrasque passée.

     Imagine un peu ce lieu. Crée de toute pièce, en une seule fois, un peu comme chez toi, au siècle dernier. Vous n'avez rien
inventé ! Quelques hommes, investissant ces terrains voués aux cultures et à l'élevage, au siècle des Lumières, marchands de bien, architectes, rehaussant les berges, les consolidant, cerclant l'île de ces hauts murs que tu connais, la plaçant à l'abri des crues du fleuve puis traçant au cordeau des rues, la divisant méthodiquement comme plus tard vous ferez à New York ou à Philadelphie... Le lotisseur moderne était né. Modelant, il dessine à partir de rien, sur le papier, imaginant un cadastre, plantant immeubles de rapport, hôtels ou demeures luxueuses, avec jardins et cours. Un nouveau quartier. Vite en vogue. Une opération immobilière de grande envergure. Pensée, voulue, décidée, offerte aux gens de bien. Qui se sont arrachés parcelles après parcelles mises en souscription.

     Je m'étais attachée aussi à ses vieilles bâtisses, à ces vénérables demeures, à leurs portails monumentaux et sculptés. Elles avaient perdu depuis des lustres leur superbe, abâtardies, mutilées parfois, par les générations qui s'étaient succédées dans leurs murs, qui s'étaient appauvries ou étaient disparues après la Révolution. J'allais devoir les quitter. Menacée d'expulsion. Pour cause de rénovation. Lâchée par ces témoins dont on voulait faire peau neuve, retaper les façades, les ravaler, les requinquer à coup d'injections de béton que l'on ferait apparaître vieilli, de silicone, que sais-je encore, comme on refait un visage, gommant les rides, greffant... les arrières réduits à rien, remodelés, remplis, appartements servis en tranches, loués à prix d'or ou offert en toute propriété. Et les gens qui vivaient-là dispersés, pressés de se reloger ailleurs, poussés dans des banlieues incertaines et lointaines. L'île vidée de ses petits métiers, de ses commerces, de son âme, l'était maintenant de ses habitants. Quelle histoire pour une renaissance!

     Sans toi, ma vie finissait-là, aurait fini-là si j'étais partie, quittant le quartier. Par l'intermédiaire de je ne sais plus lequel de tes amis, tu m'as déniché ce que je n'avais osé espérer : un petit appartement dans un immeuble du siècle dernier anciennement restauré, en location, et dont la pièce principale donnait sur le quai. Deux grandes et hautes fenêtres s'ouvrant sur un balcon de pierre, sur le fleuve, sur le ciel, cette vaste étendue soudain devant moi, le découvrant. Lorsque nous avons visité, je n'ai vu que cette vaste pièce, que ces reflets d'eau miroitant au plafond, que cette lumière, il devait être pas loin de midi, le soleil juste en face. Je fus d'emblée conquise, la première impression pour moi étant toujours la bonne. Dès ce moment, j'ai senti les amarres, le cordon, le fil qui me retenait jusqu'au fond de ma cour se rompre sèchement, brusquement. Je n'ai plus désiré ni rêvé rien d'autre que cet appartement, très vite, déjà vivant dans cette pièce et pensé à mon emménagement prochain. Tu as fait le reste. Des journées inoubliables. Le travail avec toi et tes amis que tu recrutais selon leurs compétences venant donner un coup de main, un conseil... Une nouvelle vie que je sentais naître. Je basculais dans un nouveau monde. Nous étions ensemble. Nous le sommes restés. Un temps. Le temps que tu reprennes ton envol. Quai de l'Abreuvoir. C'est là, paraît-il que l'on menait les vaches et les chevaux boire au fleuve. Au numéro huit, c'était nous. J'étais passée du nord au midi, de l'ombre où je végétais à la lumière de ta vie partagée, sans changer de navire comme on passe de tribord à bâbord.

     L'appartement, je l'ai voulu, immédiatement, imaginé d'emblée, entièrement blanc. Du moins pour la pièce principale. La grande salle sur l'eau, si haute de plafond, claire et nue. Quelques miroirs pour l'agrandir, faire jouer la lumière, quelques appliques chromées et brillantes, une grande reproduction de Gauguin. Des fauteuils, une table basse, peu de meubles pour laisser place au rêve, une table pour mes papiers. Me découvrant l'envie d'avoir un chez moi, de rompre avec l'intérieur de ma mère, un décor où j'avais vécu jusqu'alors sans seulement m'en rendre compte, sans même avoir pensé en changer quelque chose lorsque je fus seule. Pratique mais réduit au minimum, ma mère invitant ses amis à l'extérieur, prétextant l'étroitesse des lieux, la laideur du quartier... A part sa soeur qu'elle y recevait et qui ne comprenait pas... Comment peux-tu vivre dans un immeuble aussi peu moderne alors que tu pourrais t'offrir un bel appartement avec tout le confort ! Avec tout ce qui se construit. Nous avons vu du train, en venant...

     J'ai toujours aimé mélanger les styles, opposant, confrontant, mariant les objets d'époques différentes. Peut-être trouvant un secret ou un malin plaisir à choquer. Partisane farouche de l'intrusion du moderne dans les cadres anciens. Comme si nos prédécesseurs s'en étaient privés... J'étais heureuse de ce chamboulement, et de te voir aller et venir, entreprendre les peintures, tapisser,  oublier ton travail pour m'aider. Je crois que tu jubilais de me rendre heureuse, de me voir radieuse, de me sortir de mon trou, de mon isolement. Heureux de faire plaisir. Agençant, dirigeant, jouant. Homme orchestre. Fier de m'avoir découverte et de me lancer, d'avoir infléchi ma vie parce que tu avais estimé pouvoir parier sur elle. De cela, j'avais la quasi certitude. Mais pour ce qui était d'aimer comme je t'aimais, je ne savais. Etais-tu capable de t'attacher à un être, de t'arrêter quelque part, de prendre le temps de voir, le temps de m'aimer ?

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1 commentaire:

  1. Mince , j'ai du retard . les anciennes rues sont les plus belles a photographier un athmosphere...

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