lundi 3 janvier 2011

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      Du flou, du net, de la lumière, de l'ombre... Qu'est-ce que l'ombre ? Un peu plus, un peu moins de lumière... Te souviens-tu de cette soirée ? Tu étais en verve. Toi, le taciturne, habituellement si discret, écoutant les autres parler plutôt que te mettre en avant. Souriant, hochant la tête. Attirant, provoquant la confidence. Compréhensif, à l'écoute. Une bonne tête de confesseur. Et ce soir-là, disert ... Je n'avais pas saisi le moment où tu étais entré dans cette discussion, accaparant bientôt l'attention autour de toi sur un sujet dont habituellement tu avais horreur qu'on aborde avec toi : celui de la photo. Quand on t'interrogeait sur ton métier, tu répondais invariablement, en bougonnant, la photo ? Je ne sais pas ce que c'est ! On la pratique. On photographie. Un point c'est tout. Et ce soir-là, tu t'étais jeté à l'eau à moins que quelqu'un t'y aie poussé et mouillé.

     Etais-tu sérieux ? On ne savait jamais avec toi quand tu plaisantais ou non. Tu adore mystifier, égarer ton monde. Un rien provocateur. Te moquant par surenchère. Quelqu'un qui t'agaçait - un bavard, un beau parleur - et tu sentais le besoin de le remettre à sa place, cinglant... Je prêtais l'oreille... La photo n'est pas un poème. Elle n'obéit à aucune règle, à aucune loi. Elle ne suit que des modes. Pour un poème, tu dois faire le compte exact des pieds puis des vers... Pour la photo, tu y mets ce que tu veux. Tu n'as rien à décompter. Elle rime toute seule. Le seul critère : la réussite. Tu suis une veine, une ligne, ta fantaisie, ton humeur. C'est une philosophie. Pas une façon de faire, tu apprendras tout seul ou jamais. Curieusement, je ne t'avais jamais entendu affirmer cela. C'est une manière, ta manière à toi, de donner à voir. Tu te construit un regard...

     Je préférais rester éloigner, t'observer, me berçant de ta voix, une voix d'évidence, chantante et douce, comme je me tenais toujours à distance des êtres et des choses, une sorte de situation privilégiée dans laquelle je ma complaisais. S'en tenir à la mise en scène que l'on trouve, que l'on découvre, la mise en ordre naturelle, déjà en place. N'y retoucher si peu que par le choix de l'angle d'approche favorable. Toujours de loin par crainte d'effaroucher. Crainte de se découvrir, de se révéler. M'approchant, oui, mais au télé-objectif. Ma loupe de voyeuse. Scruter, interroger, caresser, sans brusquer le sujet. L'idéal serait d'être invisible pour tourner librement autour des choses, au plus près des êtres. Certains secrets ne se voient, ne se dévoilent, ne se trahissent qu'après une longue et patiente sympathie. Le résultat : un cliché. Avec un rien de péjoratif dans le mot. Et dans la chose, dans le modèle ? Un cliché est trompeur. Valeur dévaluée avant même d'être mise sur le marché. Supercherie. Surenchère. Comme toute re-présentation : superficielle. Un théâtre d'ombres. Il n'y a que moi, la photographe, pour m'y laisser prendre. Là où le tableau est approfondissement, la photographie s'esbigne à la lisière de la réalité. Un regard. Tout simplement. Simpliste, peut-être. On ne prend pas un cliché. C'est le photographe qui est pris au piège du sujet. Ce que je demande à une photographie, c'est avant tout de me faire rêver... Je t'écoutais perdue dans mes songes, oubliant mes invités. C'est d'être seule qui me fait prendre le soliloque pour une conversation. Les meilleures souvent que j'aie.

     Le visage est pour moi l'énigme la plus parfaite, la plus accomplie. La plus difficile à décrypter. J'hésite, butte, rechigne, répugne au portrait. Retardant le moment  de déclencher... Trop mobile, trop fuyant, trop changeant surtout lorsqu'il est au repos. Les yeux, l'abîme du regard, son intensité, ses ombres, comme un nuage soudain qui passe et qui masque le paysage... Tout cela tenté de le saisir dans l'instantané de l'éclair ou dans la fixité de la pose. Il faudrait qu'y subsistent, s'y ajoutent, signes, traces, détails infimes que je ne découvrirais que plus tard et dont j'ai été impuissante et inapte à découvrir, à saisir, à capter et à révéler sur l'instant. Mon propre regard en défaut, la mécanique défaillante de l'appareil. Incapable, infirme que je suis. Ne sachant aider, tendre la main. Trop égoïste. Trop attentive à ma propre personne. Et l'autre, étonné, surpris de cette insistance de ma part, de cette quête forcenée, devenu point de mire, se mettant à jouer, à paraître, se prêtant ou bien réticent, se cachant, fuyant, rentrant dans sa coquille. Un jeu sans règles, sans savoir, un jeu à qui perd gagne.

     Pour la sortie du livre sur l' Ile, ton ami m'avait demandé un portrait de lui pour la jaquette, croyant me faire plaisir. Me mettant au pied du mur sans le savoir, me poussant à l'aventure du portrait. Vous déjeunerez avec nous. Nous passerons la journée ensemble et en profiterons pour mettre la dernière main à la mise en page que je donne le bon à tirer. Oui, il fallait bien toute une journée pour m'apprivoiser.

     Après avoir réfléchi, je m'étais résolue à le photographier tel que je l'avais découvert quand tu m'avais présentée et conduit près de lui. A sa table de travail, au milieu de ses papiers, de ses livres, de son univers... A mon arrivée, je devais constater qu'il en serait tout autrement. Il avait revêtu un costume comme pour une soirée en ville et s'était cravaté... Peut-être désirait-il un portrait officiel. Il fallait que je m'en accommode et ne soufflait mot. Je ne pouvais en aucune manière lui demander de repasser le vêtement d'intérieur que je lui connaissais. Il était très à l'aise, indifférent, ne soupçonnant pas un seul instant la gêne dans laquelle il me plaçait, égal à lui même. Le poussant néanmoins d'autorité à son bureau, l'installant comme je l'avais vu, en bavardant histoire de le détendre, de l'apprivoiser, avant de le provoquer dans un face à face avec l'oeil rond et noir de l'objectif, lui, le narguant ou bien se penchant vers la table sur quelque correction d'épreuve en cours, grave soudain et sérieux. Que dois-je faire ? Rien ! Travaillez. Mais le pouvait-il en ma présence ? Imprévisible. A l'affût, butinant plus que lisant. Je l'observais tout en tournant autour de lui, variant les angles, attentive malgré tout à soutenir un semblant de conversation; l'éclairant directement ou le guettant, assise dans un fauteuil, en face de lui, ou un peu de côté, l'appareil à la main, jouant l'indifférence pour tenter de le tromper, comptant sur le flash. Un diable d'homme. Cloué sur sa chaise d'infirme, claustré dans cet appartement et s'en évadant constamment. Curieux de tout. Au courant de tout, sachant tout. Il me distrayait de ses anecdotes, de ses souvenirs, comme s'il avait deviné mon angoisse, tentant de m'en distraire. C'est lui maintenant qui m'amadouait. M'enjôlait. C'était lui qui jouait de moi tandis que je tentais de le saisir, de l'attraper dans ma boîte noire. Si prompt dans ses réparties, si vif, si optimiste. Un rien de cabotinage, voulant sans doute m'éblouir moi qui était venue en dominatrice, en maître des cérémonies, mais avec tant d'humour et de gentillesse, sans en avoir l'air, et auquel on ne pouvait que succomber. On l'aimait. On lui pardonnait volontiers puisqu'il souriait lui-même de ses caprices... Restez comme cela, ne bougez plus ! Ne fallait-il pas que je prenne les choses en main ?

      Quel calvaire, quel solitude dissimulait-il sous ce bavardage incessant ? Quelle amertume pouvait se dessiner dans le plissement des lèvres quand la phrase se terminait, une crispation légère et que j'avais surpris plusieurs fois déjà ? Avais-je bien lu ? Ce qui s'appelle voir ? Voir pour mieux penser comme je l'avais lu quelque part chez un philosophe. A moins qu'il faille bien penser pour mieux voir ? Il avait le désir de la présence d'un autre. Qu'il avait recherché dans les livres, les siens comme ceux des autres écrivains. Les livres qu'il écrivait. J'étais peut-être pour aujourd'hui l'un de ces sujets qu'il s'empressait de feuilleter pour tromper et alimenter sa mélancolie. Je changeais encore une fois l'éclairage. Espérant retrouver, susciter une fois encore ce que j'avais entrevu ou cru entrevoir tout à l'heure et qui n'était peut-être qu'un mirage supplémentaire destiné à me tromper. Se mettre à l'écoute de l'autre quand ce n'est que sa propre voix que l'on entend, sa propre musique que l'on suit et rejoue sans fin ! Entendre ! On répond, le plus souvent à côté, en décalage, loin devant, loin derrière. Pensant déjà à autre chose, reléguant le dialogue en un soliloque. Faire une photo, n'est-ce pas une sorte de détournement ?  Créer une réalité autre et factice ? Je tournais autour de lui... J'aurais dû prendre deux appareils pour le photographier de deux endroits à la fois, de là où il ne m'attendait pas.

     ... Je tournais autour de lui, constamment à ses côtés, m'arrangeant pour l'inciter à travailler ensemble ou l'invitant à aller au cinéma. Du moment que j'étais assise près de lui, en cours ou ailleurs. Peu importait. Il acceptait, se prêtant à mes lubies, à toutes mes fantaisies, mais restant distant, beaucoup trop à mon goût. Difficile à faire sourire. Secret. Je n'ai eu toujours affaire qu'à des types comme ça. Beaucoup de peine pour les amener à sourire les garçons vers qui allait ma préférence. Ne serions-nous destiné qu'à un seul modèle ? Je l'attirais un jour à la maison sous prétexte de réviser ensemble les matières d'un examen. Jétais étonnée d'avoir réussi à le conduire ici. Lui, déjà dans ses notes, les étalant sur la table, sitôt arrivé, son manteau abandonné dans l'entrée ainsi que ses chaussures. Toute une après-midi studieuse. Questions. Réponses. A tour de rôle. Une longue après-midi d'attente pour moi. Fastidieuse. Interminable, avant de trouver le moment de détente favorable. Me décidant, allant au devant, prétextant le besoin d'une boisson, tu prendras bien quelque chose, allant à la cuisine. Lui, à mon retour, devant la fenêtre à regarder le puits sombre de la cour. Moi, allant vers lui, m'en approchant. Et lui se retournant tout à coup, me dévisageant un instant, un air ahuri sur le visage, je devais faire une drôle de tête, je n'y ai repensé que bien plus tard, reculant comme s'il avait pressenti une attaque de ma part, hésitant mal assuré, ne pouvant croire bien qu'ayant parfaitement compris, deviné mon désir et moi, suppliante : embrasse-moi, dévoilant enfin mes batteries, embrasse-moi, oubliant, ne voulant voir, tenant pour nulle sa panique visible, lue, révélée qui marquait ses traits, un regard d'animal traqué, acculé à l'irrémédiable, embrasse-moi donc idiot, moi qui ne désirait rien tant que ses lèvres sur les miennes... Ne me touche pas ! Son cri était parti, me figeant sur place, venu de je ne savais quelles profondeurs de son être, viscéral, dérisoire, lui, se dégageant, courant à ses papiers, les ramassant pêle-mêle, fuyant, abandonnant la place, me laissant étourdie, ahurie, se réfugiant promptement dans son manteau, enfilant ses chaussures sans prendre le temps de les lacer, claquant la porte... Passée à côté de ce garçon sans avoir rien su voir ou deviner, sans avoir compris, soupçonné ce que j'ai appris plus tard !

      Vous avez terminé ? ... Excusez-moi ! J'ai terminé. J'ai été bien longue. Désolée. J'étais à bout de force, prête à pleurer. Efforts bien inutiles comme je le craignais. Je rangeais mon matériel. Ne voulant plus entendre parler de photo. Lui me suppliant des rester à dîner. Vous ne me dérangez nullement. Rien qu'un peu de travail supplémentaire pour... A mon âge, les projets, les distractions, vous savez, sont rares... Aimez-vous la musique ? Il y a un très beau programme, un concert retransmis en direct. Vous avez le détail là-bas, ouvert à la page, feuilletant deux partitions étalées devant lui. Je ne sors plus que pour des occasions exceptionnelles. Je dois chaque fois mobiliser deux personnes pour me conduire. Avec le fauteuil, il faut obtenir l'endroit dans la salle en fonction . Aimez-vous le violoncelle ? C'est mon instrument préféré, si profond, si proche de la voix... Début d'une amitié avec l'ami de ta mère. Une amitié que je te devais également. Un bonheur.

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3 commentaires:

  1. Ton écriture est belle Pierre, c'est drôle elle suit nos propos ;-) L'ombre est la part du silence de la photographie , comme le silence en musique , l'ombre est la matière.
    Henri Cartier Bresson imposait des règles dans la photographie , un art du cadrage , un cadre de la composition, le nombre d'or , une grammaire photographique. Ronis y voyait une portée musicienne

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  2. > Bruno, elle suit nos propos...
    Tu veux dire qu'elle précède nos propos, ceux-ci
    écrits il y a déjà pas mal d'années ! Prémonition d'une rencontre ?

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  3. juste ! Et qui sait , la vie est étrange !

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