samedi 15 janvier 2011

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     L'appartement et toi. Je n'avais encore jamais fait le rapprochement, du moins aussi lucidement que ce soir, depuis que je suis seule. Ce soir, en rentrant, en allumant, les bras embarrassés de tes fleurs. Ta présence flottante en ces murs m'accueille. Le fauteuil où je tombe fourbue, les meubles, les objets, tout porte ta patte, c'est ton idée, ta volonté. Tout autour de moi se met à me parler de toi. Je  réalise maintenant que l'évidence m'en avait échappée. Que j'ai vécu ici depuis des mois comme si rien n'avait changé entre nous, comme si j'avais été préparée, avertie de ton départ. Tu devrais acheter ça. Mettre une petite table là. Le Gauguin en reproduction dans l'entrée  et que j'aime tant, c'est toi qui l'a encadré et accroché, une surprise, un soir. Un cadeau, comme ces fleurs que je laisse sans eau, en passant, sans cérémonie, sans crier gare.

     C'est grâce à toi que je l'ai déniché cet appartement. Une chance. Oui, une très grande chance : j'étais si contrariée par cette menace d'expulsion. Bouleversée même, dès la première lettre recommandée. Non par la lettre elle-même mais à l'idée de devoir quitter le quartier, d'être obligée d'aller vivre ailleurs. Comme en perspective d'un exil douloureux. Je retournais le problème dans tous les sens pour ne trouver aucune solution convenable. Je ne parvenais pas à imaginer comment je pourrais rester dans
l' Ile. Tout y a tellement changé et si vite. Les loyers  devenus inabordables. Un luxe. J'avoue que sans toi, je partais à la dérive. Tu sais, à l'époque, je ne me serais jamais faite à l'idée de quitter ces lieux, cette maison que j'habitais depuis toujours. J'y avais un attachement de bête. Toute mon enfance. C'est idiot un entêtement pareil et tu ne manquais jamais de me le reprocher à l'occasion mais je n'y pouvais rien. C'était ainsi : je n'avais pas la force de bouger. Tu t'incrustes aux murs qui, eux, t'adoptent, t'emprisonnent. Ils vieillissent avec toi et tu n'y prends pas garde. Enfin, c'est ce que je me racontais alors.

     C'est toi qui m'a aidé à oublier cette maison, et surtout à en franchir la porte. Une fois convaincue de partir et décidée, j'ai tout bazardé ce qui appartenait à ma mère. Je n'ai presque rien conservé. Un choix pénible, des jours passés à vider, à jeter, à soliloquer, à regretter. Ce n'est pas que ma mère ait beaucoup accumulé, non, mais simplement accomplir les gestes nécessaires pour me séparer de ces choses me coûtait. J'avais l'impression de taillader dans une vie qui ne m'appartenait pas et en même temps habitée d'une étrange jubilation ...

     Nous nous installions ici. Les peintures, la moquette, l'agencement de l'atelier, c'est toi. Tu dressais les plans, opposant à ma folie ton calme, ton efficacité, t'assurant le concours de tes nombreuses connaissances. Petit à petit, je faisais une croix sur le passé. Sans regret mais non sans amertume. Appelant de toutes mes forces une vie nouvelle. J'étais tellement amoureuse de toi ...

     Le déménagement. J'avais peu de choses personnelles en définitive à porter jusqu'ici. Mon matériel, mes livres, mon linge. Mais tu avais embauché  tes amis, tu avais même annexé un photographe de presse anglais que tu venais de récupérer le matin même à l'aéroport, pas le temps de le conduire à son hôtel, vous nous aiderez ! Je revois encore son bagage mêlé à mes cartons. Une folle journée se terminant par une soirée comme seul tu sais en organiser. Tu avais pensé à tout, le traiteur à l'heure dite, le soir, les fleurs, la musique, ma chaîne montée en catastrophe, tout cela arrivant en même temps, se mêlant, se confondant, s'ajoutant à notre remue-ménage. Et toi, riant, chantant, ordonnant, disposant. J'avais la tête un peu folle, un peu ivre peut-être, dépassée par les évènements, me laissant porter par la vague.

     Nous avons vécu ici, toi et moi, pendant toute la durée de ton contrat avec l'agence. Tu es ensuite parti pour New-York pour une nouvelle affaire, une affaire plus vaste, déterminante pour toi, affirmais-tu. Tu devais retrouver ton père que tu n'avais pas revu depuis deux ou trois ans. Un riche industriel. J'ai besoin d'être libre, répétais-tu. Je savais. Déjà prévenue. Comprends. Dis-moi que tu comprends. Je ne voudrais pas te faire de peine. Sans entraves. Je ne l'avais été pour personne jusqu'à maintenant. Je ne voulais pas t'arrêter en chemin. Un jour ici. Le lendemain ailleurs.

     Je dois reconnaître que tu m'avais proposé de partir avec toi à New-York. Ce n'est pas le travail qui manque là-bas pour des gens comme nous. Tu pourrais m'aider ... Je n'ai pas voulu t'aider. Changer de lieu, encore une fois,  c'était trop pour moi. Crainte de l'inconnu, d'adopter une autre langue. Je n'aime pas voyager. Je préfère les points fixes. Ancrée dans cette île.

     Tu es donc parti. Comme on part en voyage avec ton matériel et un sac sur le dos, un gros sac de toile que tu n'avais jamais vraiment quitté des yeux. Comme tu étais venu, tu es reparti. Je t'ai conduit à l'aéroport, tôt le matin. Salut. Travaille bien. Bref, pressé, résolu ... t'éloignant vite comme pour esquiver des regrets inutiles.
     En m'embrassant gentiment.

                                                * 
     

2 commentaires:

  1. Ô ! je suis passée plusieurs fois, et n'avais pas vue qu'il y avait une suite... je ne pensais pas descendre le fil des pages...

    Et ce matin curieuse ... telle l'araignée je suis descendue du plafond... et merveille tu étais là...

    Pierre tu as dû être femme en une vie antérieure pour parler, écrire ainsi


    merci

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  2. > Maria, une disposition qui permet de suivre l'histoire, si histoire il y a ...
    Le yin et le yang en chacun de nous ! Disons une manière de vivre plusieurs vies et de faire du théâtre.

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