vendredi 14 janvier 2011

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     Ici, on va, on vient, on flâne. C'est un îlot de silence dans la ville. Un  quartier de tendresse. Hors du temps comme il est hors de la ville. Une île. l' Ile, mon village.

     On achète son pain, son journal,   on discute, on s'interpelle, on se salue d'un trottoir l'autre, on s'arrête au milieu de la rue où passent de rares voitures. On prend l'air du temps et des nouvelles de sa voisine. Le temps de vivre.

     On se promène aussi. Beaucoup de promeneurs, pas forcément du quartier. D'autres gens, différents. De passage et qu'on ne revoit jamais. Nationalités et langues mêlées. Des couples nonchalants, guide en main, le nez en l'air, cherchant une porte, un encadrement, un blason, un balcon ouvragé ou quelque détail d'architecture dans une façade grisâtre, un enfant ficelé sur le dos de l'homme, un autre le nez à  la  vitre  de la confiserie voisine, la  femme lit attentivement sa brochure, systématiquement et sans omettre une ligne par crainte de manquer quelque chose, de passer à côté de l'essentiel. C'est bien du XVIè - d'ailleurs  beaucoup plus ancien que le reste - regarde ! Lui, photographie avidement, jouant des focales. Prolongement du regard.

     De petits groupes, ceux-là pressés, minutés, venus en troupe des rives d'en face sous la houlette d'un pédagogue patenté qui dévide sa litanie à une  assemblée de fidèles qui l'accompagne sagement, pieusement, passant d'un trottoir à l'autre, s'arrêtant, rituel oblige, aux endroits convenus, toujours les mêmes, repères, jalons de l' Histoire, comme autant de stations d'un chemin de croix profane, saluant au passage la mémoire de tel ou tel personnage, peintre, marchand, poète ou banquier, grand commis de l' Etat, capitaine des Gardes d'une majesté, et qui revit fugitivement  à l'évocation cyclique du thuriféraire, levant tous en même temps la tête comme guettant dans le ciel le passage annoncé d'une troupe d'oiseaux migrateurs, cherchant à repérer l'objet du discours, s'efforçant de suivre comme indiqué la frise d'une façade, scrutant les pierres, leur regard errant enfin en désespoir de cause sur le rebord d'un toit, d'une corniche, rencontrant une gouttière à tête de dauphin, allant d'une fenêtre à l'autre ou bien s'arrêtant sur l'un de ces détails ou un autre,  sur un reflet de lumière dans une vitre qui bouge, une main qui repousse un rideau, désynchronisés soudain et, après une courte halte, reprenant leur procession un instant interrompue, avec un léger retard sur le laudateur qui déjà retraverse la rue, poursuivant une conversation, une sorte de soliloque familier, contant, récitant, quelque aventure galante ou se complaisant à la narration de quelque fait divers ou épisode tragique des temps passés qui fait frémir et dont les boiseries, tapisseries, lambris, entrevus dans l'ouverture d'une large porte-fenêtre furent les témoins, servant de cadre, de décor, à jamais silencieux, dévidant, le conteur, retraçant histoires, chroniques, reprenant inlassablement comme une mécanique bien rodée la même anecdote, au même point géographique de son parcours, au même moment de la traversée, intarissable, incollable. Vous distinguerez, à votre gauche en entrant ... ramenant, son récit achevé, ses ouailles à la brutale réalité contemporaine des lieux... tandis qu'à votre droite ...  elles,  les ouailles, se glissent par l'étroit passage, s'obligeant à mille politesses, mille manières, échangeant pour la première fois un sourire de connivence, sourires contrits aussitôt figés sur les lèvres, découvrant comme annoncé l'escalier qui dessert en une audacieuse et gracieuse envolée les anciens appartements d'une Comtesse d'origine polonaise par sa mère mais bourguignonne par son père, un maréchal
d'Empire...hôtel aujourd'hui propriété de la Ville et que nous visiterons dans un instant... La  rampe en fer forgé date de 1756; elle comporte vingt-quatre motifs de scènes de chasse, tous différents. Classé à l'inventaire. Vous remarquerez, en montant,... la voix étouffée par un bruit de pétarade dans la rue... A la Révolution, l' Hôtel fût occupé par les gardes  Suisses puis profondément mutilé sous le premier Empire, le général qui s'en était porté acquéreur à son retour de la campagne de Russie, l'ayant revendu peu après non sans l'avoir dépouillé de son mobilier et de sa décoration intérieure dans le style rococo. Le faune qui occupe la niche du palier et dont l'original fût retrouvé par hasard en Espagne, n'est qu' une copie en marbre, œuvre d'un élève de la fameuse école toscane... On y reconnaît aisément le style du maître. Cette copie a été offerte en 1970 à la Ville par l'Ambassadeur d'Espagne...

     Petits groupes qui butinent, au gré des portes qui s'ouvrent pour la circonstance, un brin d'Histoire, portes qui les happent un instant, les rejetant l'instant d'après, s'éparpillant alors, s'égayant dans les cours aux pavés irréguliers, aussitôt libérés, perdant leur cohésion de groupe comme une  classe juvénile tout à coup sans maître, abandonnée à elle-même, maître qui réapparait enfin, fermant soigneusement la porte derrière lui, reprenant en main son petit monde qui à sa vue s'assemble, se rassemble, se reconstitue spontanément autour de lui, achevant de donner une explication à un vieux monsieur qui se répand en remerciements qui semblent ne pas devoir finir, confus, ravi de tant de considération, poursuivant sa déambulation sous la conduite débonnaire de l'officiant.

     La visite se termine à la pointe de l'île. Vue superbe sur le fleuve qui présente ici sa largeur la plus grande, point de convergence des deux bras. Devant vous, les quais, l'ancien Port au Foin, plus loin, le Port au Blé. Au-delà, la ville dont on aperçoit les toits, les flèches, les clochetons et les dômes de plusieurs édifices remarquables... Une péniche passe et capte un instant l'attention du groupe. Cliquetis des appareils photographiques. Elle va, bête sombre et têtue, impassible, se laissant porter par le courant descendant. Elle glisse, lourdement chargée, l'eau léchant son bord, énigmatique et appliquée. La leçon
d' Histoire est traversée  et soutenue par le ronronnement tranquille du moteur, un continuo monotone, un moulin qui tourne rond et qui parvient ici maintenant que le chaland s'éloignant a viré légèrement de bord, regagnant, se plaçant dans le milieu du fleuve. De   votre gauche à votre droite, le Palais de Justice, la Tour de l' Horloge, les toits ... cette fois la voix est couverte par un car de police claironnant passant sur l'autre rive. L'arbre que vous avez derrière vous et qui ombre cette petite place est un noyer à feuilles de frêne. Il a été planté en 1883 pour l'anniversaire ... le groupe docile à la voix monotone et professionnelle pivote en un bel ensemble, délaissant la péniche maintenant éloignée et désormais sans intérêt, fixe l'étiquette portant les renseignements annoncés, clouée à mi-hauteur du tronc d'un grand corps noueux,  tout juste à l'aisselle des premières branches  maîtresses qui s'en détachent presque  à l'horizontale.

     Mesdames et messieurs, la visite s'achève ici annonce le cicérone. Je vous remercie de votre attention. Ultimes photographies de  l'arbre. Les appareils sont alors rangés, ramenés sur les épaules ou disposés dans leur sac... Un grand corps noueux évoquant l'écaille de tortue, bosselé, noirâtre, parcouru de crevasses nerveuses. Armure, carapace de quelque animal antédiluvien sorti par inadvertance du fleuve et resté là, immobile comme fossilisé dans la boue qui s'est fendillée en séchant sur la peau du monstre  entravé telle une figure de proue à la pointe de l'île. Pourvu, couronné d'une forte charpente se subdivisant en neuf branches énormes et régulières qui, s'écartant les unes des autres   forment comme les tiges d'un solide candélabre de cathédrale.  Un bouquet fantastique. Une tête   majestueuse  d'équilibre et d'harmonie. Le  regard revient au tronc  noueux, si dur, si réfractaire, qu'aucun canif tenu d'une main amoureuse ne s'y est aventuré jamais.

     A cet endroit s'étendaient les jardins de l' Hôtel du Petit-Duc, disposés en terrases jusqu'ici. Quelques éléments décoratifs de la façade de cet ancien hôtel   ont pu être sauvegardés à sa démolition et sont incorporés dans l'immeuble, là, à droite sur le quai, ajoute mezzo-voce l'accompagnateur s'adressant aux derniers touristes encore près de lui,  restés sous le charme de l'heure et du lieu. Puis chacun se disperse sur ces paroles définitives. Le   desservant, mission accomplie, s'engouffre dans une petite voiture rouge stationnée là en prévision. L'eau, en contrebas, bat encore mollement sur  les pierres du quai, par petites vaguelettes qui viennent y mourir avec un petit bruit régulier de bête qui lappe. Le   soir tombe. Je reste sur ce bout du monde à rêver, développant mentalement les images de la journée.

                                                *

4 commentaires:

  1. J'aime cette page, histoire ... comme je te l'ai dit , tu vas me faire aimer le roman ;-) moi qui ne jure que par les essais

    L'arbre que vous avez derrière vous et qui ombre cette petite place est un noyer à feuilles de frêne. Il a été planté en 1883 pour l'anniversaire...je reste sur ma fin ? ;-))en privé si tu veux !

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  2. > Bruno, un arbre ébauché, en quelque sorte... La narratrice n'a pas entendu et juge cette info sans importance. Fatiguée d'avoir suivi ce petit groupe, elle exprime ainsi par cette négligence son état de rêverie " développant ", déjà, ses images d'errance de la journée.

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  3. Quelle verve vous avez cher Monsieur, et cet état de rêverie me sied à merveille. merci.

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  4. > Maria, les guides ont une certaine faconde et leur public aime les histoires ...

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