mercredi 12 janvier 2011

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     Pour mes treize ans, j'ai désiré un appareil photo. Un bel appareil, un vrai. J'y suis encore fidèle. Quand je pars en découverte, c'est lui que je prends de préférence. Avec lui, je vois mieux, je sens mieux les défauts du premier jet. C'est un vieux compagnon. Tu m'as dit, le prenant dans tes mains, que c'était un des meilleurs objectifs  de l'époque. Comment ta mère a-t-elle eut l'idée de ça ? Maman faisait peu de cadeaux mais à l'occasion y mettait le prix. C'était aussi, je crois, un plaisir qu'elle se donnait.

      Cet appareil nous a un peu rapprochées toutes les deux. Des sorties faites ensemble, quelques petits voyages en fin de semaine. Visites qu'elle préparait en cachette toute la semaine. Ma mère avait ses élégances. Elle me donnait ainsi l'impression de connaître un certain nombre de choses. Ou peut-être, tout simplement, ne faisait-elle que revenir sur des lieux connus d'elle seule, lieux de sa jeunesse, d'une autre vie. Je ne savais. N'ai jamais su. La questionner était inutile - mes questions étaient toujours ridicules ou tombaient à côté - j'avais fini par ne plus en poser. Ainsi pour mon père ... Cela m'a aidé à aiguiser mon sens de l'observation, à préférer écouter parler les gens plutôt que de parler moi-même. La photographie demande une grande attention. C'est une école de silence. Le regard porté sur les êtres ou sur les choses ne souffre pas de distraction. C'est même l'essentiel. Un questionnement muet, discret, sans déranger. Du moins, je le pensais. C'était ma méthode à moi. Toujours est-il que nous allions ensemble en ces sortes d'expéditions. Allers et retours dans la même journée. Ne fait-on pas cela toute son existence que visiter un seul lieu, par fidélité, et pour ma mère, au premier paysage que l'on a aimé ? Revenant, moi, avec toute une provision de clichés, les miens, ma mère me laissant libre du choix du sujet, me suggérant tout au plus un cadrage, perdue qu'elle était elle-même dans ses propres rêveries.

     Au début, je donnais mes films à développer et à tirer au photographe d'à côté, homme sans âge, débonnaire et bougon. C'est vous qui faîtes ces photos, me dit-il un jour. Il y a de l'idée, celle-ci est intéressante... Chaque fois, j'avais  droit en reprenant mes images à un petit commentaire, se transformant vite en une remarque, un conseil, sans en avoir l'air, mais qui venait toujours à propos et dont je faisais mon profit. Un bon objectif, du piqué, pas trop dur, du piqué, juste ce qu'il faut... Soignez votre mise au point... Voyez, le premier plan aurait pu être net aussi. Fermez le diaphragme d'une division. N'hésitez jamais à fermer le diaphragme...

     Nous nous sommes rapidement pris d'amitié. Lui aussi a été chassé du quartier, poursuivi par l'âge et les promoteurs. Une vitrine minuscule coincée entre deux portails. Une boutique grande comme un mouchoir de poche. Tout de suite, au fond, son labo d'où il émergeait en marmonnant, l'air un peu bourru, la pupille dilatée, pour servir le client. C'est lui qui m'a appris l'essentiel de ce que je sais en photographie. Une sorte d'artiste et qui aimait qu'on le prenne pour tel. Voilà la petite demoiselle me disait-il en m'accueillant ou, plus tard,  Ah, c'est vous ! Vous avez pris le temps cette fois de bien cadrer ? Une bonne photo est d'emblée cadrée. On ne découpe pas après coup avec des ciseaux... C'était son dada, le cadrage. Son point fixe. Sa polaire.

     Bientôt, sous sa direction, je fus admise au sein des seins. Je développais moi-même. Je le rejoignais dans son cabinet photo où j'avais le privilège de pénétrer et, plus tard, à l'occasion lui donner un coup de main quand il y avait urgence pour lui comme à l'occasion d'un mariage ou de quelque autre fête. Et lui, si taciturne avec la clientèle, ne tarissait pas de tout l'après-midi et quand il n'y avait plus rien à faire ou carrément s'interrompant en pleine opération, il prenait sur ses étagères un paquet d'épreuves qu'il me commentait et j'avais droit aux caractéristiques de l'appareil, de son optique - un objectif introuvable à l'époque, même sur le marché de l'occasion - déniché aux Puces, le boîtier bricolé par lui, rafistolé ... Regardez ce piqué! On ne fait plus d'objectif comme cela aujourd'hui. Les gens n'aiment pas trop le trait révélateur. Un peu de flouté plutôt qui flatte un portrait et les fabricants l'ont bien compris. Lui, aimait les visage nets, le grain de la peau visible, son duvet, son velouté. Portraits précis comme scrutés, fouillés à la loupe, révélateurs. Je l'ai perdu en Quarante. Parti avec, à la guerre, comme on va en pique-nique ! Pensez donc, j'étais photographe aux Armées ! Volé, dans la débâcle. Quelle bêtise ! Pas perdu pour tout le monde. Si je l'avais laissé ici, je l'aurais encore, ajoutait-il. Parenthèse tautologique qui se refermait toute seule sur un regret toujours à vif.

     Vous avez vu cette lumière que nous avons eu lundi ? Je suis allé sur les quais. Venez voir, si vous avez un moment. Et il m'entraînait dans le labo, étalait deux ou trois épreuves toutes fraîches qu'il avait " décrochées " comme il disait, les sortant du bain de lavage, les égouttant soigneusement, avec une lenteur étudiée, pour mieux me préparer à la découverte, les étalant l'une après l'autre sur la plaque qui servait de couvercle à la cuvette, approchant la lampe, se reculant alors, attendant mon verdict ... Ou bien, loin en banlieue. Toujours en noir et blanc, ses photos, (la couleur ce n'est pas la vraie photo - autre adage qui pour lui avait valeur de postulat et dont il ne démordait pas). Composition calculée, jaugée et qui me faisait rêver, un équilibre subtil entre lumière et ombres, dosage savant et patient et si naturel cependant, le moment juste saisit et qui donnaient à chacun de ses clichés tant de pathétique qu'ils m'effrayaient parfois. Oui, effarée que lui, photographe, se  complaise à ces thèmes, entrepôts vides, ateliers abandonnés, paysages usiniers désormais sans vie, assemblages invraisemblables de ferrailles tordues, de vitrages éclatés, univers en sursis promis à un anéantissement proche et inéluctable. Quels souvenirs allait-il chercher et ramenait-il de ses incursions ? Comme ce lever de soleil qu'il avait finit par obtenir à force de ténacité et de patience. Un coin découvert par hasard, au cours de ses errances, en passant sur un pont. Un pont surplombant un faisceau de voies ferrées, la gare de triage au loin, les voies s'écartant, fuyant en éventail, se rapprochant, se chevauchant, à perte de vue, en une géométrie d'acier. Une forêt de caténaires, de fils, de lignes sur fond de pylônes dominant, menaçant de leurs bras de géants l'horizon. Il avait attendu le matin d'hiver propice, étudié les heures du lever du soleil, calculant le jour, estimant l'endroit d'où l'astre surgirait à l'horizon. Une fois trop à droite, une autre fois trop de brume, la vue bouchée. Attendant, espérant une certaine lumière pour qu'elle se reflète sur les rails à vif. Epiant un soleil flou et cotonneux, énorme. Patientant dans le froid. Une image, c'est d'abord là - et il se frappait le front du doigt - qu'elle prend forme. Je voyais les tentatives successives, certaines jugées trop dures, les autres trop douces, partir, échouer dans la poubelle disposée à ses pieds, encore dégoulinantes d'eau après un lavage rapide et inutile, la révélation à peine terminée. Ce n'était pas cela. Peu échappaient  au verdict implacable et trouvaient grâce à ses yeux et étaient dignes d'être conservées. C'est inutile. Gâcher du papier pour rien. L'envie de le supplier pour conserver celle-ci. Elle vous plaît ? Oui, donnez-la moi. Trop carte postale! Il ne faudra pas la montrer. La passant malgré tout, pour moi, dans le bain de lavage, maintenant un instant la feuille par la tranche de sa pince sur le rebord de la cuvette, l'égouttant longuement, la scrutant encore une fois comme s'il avait espéré y découvrir ce qu'il cherchait, secouant la tête négativement, et, d'un geste brusque, comme de dépit, l'envoyant dans l'eau où s'ajoutaient aux reflets du matin mal éveillé de la photo les reflets moirés de l'eau. Un jour, je l'ai vu revenir, l'oeil malicieux, presque rieur. Je l'ai. Viens ! J'avais compris. Nous avons développé... Cette image agrandie tapissait le fond de sa boutique. Un soleil énorme derrière une forêt de pylônes par un matin de givre. Contre-jour.

     C'est où ? Vous connaissiez ? Quand j'étais jeune, j'ai travaillé là. J'étais en usine avant de faire photographe, avant de me mettre à mon compte. Désormais libre... Paysages agonisants parcourus de grands éclats de lumière, avec des reflets crus et glacés que l'eau de la cuve sous mes doigts faisait trembloter. Cela pinçait le cœur. Je ne pouvais imaginer ni concevoir la somme de regrets accumulés au long de cette vie et que je ressentais, moi, quand je contemplais, fascinée,  ces clichés qui me révélaient son monde secret tout empreint de mélancolie et de résignation. Il avait été libre, certes, et heureux sans doute. Je n'osais lui demander, à lui qui recherchait  tant de perfection de manière presque maniaque. A la façon de tout un chacun, sans doute, au jour le jour, de petits plaisirs en petits plaisirs avec bien des compromissions  autour. Prendre sa retraite et devoir fermer sa boutique, cette perspective le tracassait, le bilait. Attendant le moment de celle de sa femme qui était un peu plus jeune pour arrêter une décision, s'installer dans sa province natale, la maison des parents, pour l'heure fermée. Et il se lançait dans la description de son pays, de sa campagne, de la maison, du jardin en friche et ce qu'il en ferait, la suffisance des légumes pour deux, une place aussi pour les fleurs, le petit labo photo qu'il plaçait déjà dans un coin du vaste grenier... Comparant en enjolivant avec leur vie ici pour se donner du courage à l'ouvrage. Malheureusement, parti sans avoir pu vendre son fond de commerce, l'immeuble bien vite consolidé d'énormes étançons de bois, plantés dans le trottoir, obligeant depuis nombre d'années les piétons au détour, et qui soutenaient une façade décrépie mais classée devenue avec le temps trop obèse, menaçant de s'écrouler, promis à la démolition.

     Je crois qu'il m'aimait bien et me considérait un peu comme une disciple, me délivrant ses façons, ses trucs, comme on transmet quelque secret . Un dépôt précieux. Tu devrais montrer tes photos, me dit-il un jour. Et il me demanda la permission d'en exposer quelques unes dans sa vitrine, des agrandissements que nous concoctions dans le labo, avec mon nom sur un petit papier à côté. Il n'en vendit jamais aucune, les touristes n'étant pas encore aussi nombreux qu'aujourd'hui. Mais il était heureux de pouvoir m'annoncer qu'un passant s'était arrêté devant sa vitre, un moment, ce matin. Et il en parlait avec ses clients. Vous avez vu le travail dans la vitrine ... et il en avait même accroché quelques unes sur le mur, à l'intérieur! J'étais confuse et le laissais faire : cela lui faisait tant plaisir.

     Un peu avant son départ, il s'offrit un banc de tirage couleur et me demanda de faire les photos du quartier qui me plairaient. J'en avais déjà toute une collection en noir et blanc qu'il connaissait. Il se mit à les tirer en cartes postales et les installa sur un présentoir suspendu derrière la vitre de la porte d'entrée de son magasin. Il ne s'agissait pas de prendre son idée à la légère et de refuser. Je le soupçonnais d'avoir combiné la chose depuis longtemps et de m'avoir  poussée à obtempérer et de me sentir moralement tenue devant le matériel couleur acquis la veille ou presque de fermer boutique et qu'il lui faudrait revendre, c'était évident, à perte, de collaborer avec lui et de rentabiliser cet investissement - comme il me le confia un jour que je devais être encore une fois dubitative devant le projet - en m'associant, sans discuter  ni perdre de temps, à son projet de cartes postales. Il avait joué en douceur, me plaçant devant le fait accompli, ne doutant pas de mon acceptation. Et moi ne pouvant  dans cette situation qu'entrer dans la combinaison si bien ficelée. Tu as la patte, dommage que je sois trop vieux. Nous aurions fait des choses ... Je me mis à la couleur, photographiant les vieilles devantures des boutiques avant qu'elles ne disparaissent, les enseignes avant qu'elles ne changent, les hôtels anciens avant restauration, les porches, les escaliers, les petites rues de l' Ile, les quais... Les sujets ne manquaient pas. Je les connaissais tous depuis le temps  que je les voyais. Que je transformais en vues pittoresques, à l'unité ou par six, écriture appliquée, comme le proclamait la calligraphie de l'annonce. Il était fier de son idée. Je crois que cela lui amena un peu de clientèle supplémentaire, les gens s'arrêtant devant la porte, examinant  le montage et entrant dans la boutique. Si j'avais été plus jeune ... Regarde, ça marche! J'en ai vendu trente cette semaine. Cela marchait. C'est bien ce qui m'étonnait le plus, moi la première - lui, apparemment, n'en n'avait jamais douté - surprise et amusée. Nous partagions les bénéfices, les ventes soigneusement notées par lui dans un petit carnet. Vues gentillettes, hautes en couleurs, un peu naïves. On imaginait des miniatures, des dessins, des imitations de cartes anciennes et les gens se laissaient prendre. Un eût bientôt un véritable catalogue. Mon ami le photographe parti, une librairie voisine, une amie, a acheté le tout. Elle diffuse la collection dont je lui ai donné l'exclusivité. J'en vois, du même genre, un peu partout maintenant. La gloire, quoi !

     Il n'y avait pas de semaine sans que je passe le voir, même si je rentrais tard de la librairie. Il n'avait pas d'heure pour fermer, lisant le journal à la fin de la journée, paisiblement assis derrière son comptoir, attendant le retour de sa femme qui faisait les nocturnes dans un grand magasin de la rive gauche. Je passais, histoire de dire bonsoir, prendre des nouvelles du quartier et des insulaires. Au 2, les derniers locataires sont partis hier, m'annonçait-il. Tout est fermé définitivement. Le permis de démolir est déjà affiché. " Ils " n'ont pas perdu de temps! Chantier interdit. Nous partirons tous ! Je ne trouvais rien à opposer à cette quasi certitude, une évidence simplement différée. Je passe dimanche dans la matinée, lui disais-je. Tu déjeuneras avec nous ? J'ai enregistré une émission sur le Canada. Des images superbes. Nous regarderons cela. A dimanche. Un fou d'images. Lui qui ne voyageait jamais qu'en imagination.

                                               *

2 commentaires:

  1. Les filles ont toutes un souvenir précis de leurs treize ans ... et puis j'aime les filles de cet âge qui se choisissent un mentor bien plus âgé qu'elles... et qui les suit toute leur vie.
    J'aime ce chapitre... il me parle.

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  2. Un chapitre qui me plait , tu t'en doutes
    Le velouté de l'argentique , la douceur des tirages, la poésie de l'image ...une photographie humaniste , photographies du quartier ... Ronis ...Doisneau ...

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