mercredi 12 janvier 2011

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     C'était ce qu'on appelle une belle journée d'hiver. Léger brouillard le matin. Soleil sur le coup de midi, à vif. On croit respirer un air soudain plus pur. Les gens croisés dans la rue, tout à coup plus guillerets, plus aimables. Les bruits de la ville assourdis, plus feutrés. Et le soir, la lumière se prolonge plus longtemps qu'à l' accoutumée.

     C'était un lundi, jour de repos. Mon jour de liberté. Attirée dehors par la lumière. Le soleil qu'on supporte en face, sans cligner des yeux. Une lumière qui donne des ombres légères, trop obliques pour être vraiment franches et qui nimbe les choses d'un halo doré.

     Je voulais depuis longtemps tenter quelques essais avec des graffitis sur les murs, en bas, sur les quais. Rassembler une documentation avant qu'ils ne soient effacés comme on menaçait de le faire périodiquement surtout ici. Ils foisonnaient à cette époque, calligraphies étranges, dessins simplistes ou sophistiqués. Brefs poèmes. Graphismes purs et dépouillés. Obscénités. Jeux de mots difficiles à déchiffrer. Signes le plus souvent cabalistiques. Repères pour initiés. Codes. Idéogrammes. Pictogrammes. Lettrisme. A se perdre dans les hypothèses... Autant de clins d' oeil, d'affirmations péremptoires, signes de reconnaissance. Etalés sur les murs, épousant leur géométrie variable, se jouant des bosses, des éclats, des creux du parement, des anneaux d'amarrage, trouvant en ces accidents un supplément d'âme. Travaux nocturnes pour la plupart d'artistes inconnus, fruits de l'insomnie et de la maraude et que l'on découvrait au matin dans toute leur fraîcheur d'encre.

     J'imaginais mal leurs auteurs, saccoche sur le dos, leurs gestes furtifs, maniant avec sûreté et dextérité craies, couleurs et bombes dans l'ombre complice toujours dans la crainte d'être surpris. Qui étaient-ils ? Bohèmes, poètes funambules, maniaques, obsédés, désespérés, libres penseurs, tous attirés par le fleuve et l'ombre glauque des ponts ? Seuls ou en bande ? Allez savoir.  "Interdit de graffiter" avais-je lu un un jour, il n'y avait pas très longtemps, au milieu de cette floraison nocturne. Cette opprobre en forme de vindicte, pied de nez au bourgeois, par qui avait-elle été tracée, ironie ou humeur, bien en évidence parmi ces fresques ou ces frasques rupestres ? Je notais les nouveautés dans mon carnet au cours de mes incursions au bord de l'eau lorsque j'entreprenais le tour de l' Ile. Quand le voulais m'aérer un peu. Je n'avais que quelques pas à faire pour gagner mon terrain de chasse et descendre au bord de l'eau.

     J'aime ce décor de pierres. Un décor reposant, toute en netteté, les rebords parfaits des parapets, les décrochements des escaliers, les refends, l'appareil régulier des pierres taillées. Un décor sage, presque grand siècle. Construit au cordeau, à l'équerre. Net. La muraille austère, autoritaire, baignée, adoucie par le fleuve, que l'eau vient lécher et tempérer. La lumière aussi y joue, par réflexion. Point de rencontre de deux univers, le monde de l'eau aux reflets changeants et  du monde minéral, immuable dans la rigueur de l'assemblage théorisé des pierres. J'arpente les gros pavés disjoints de la berge, ourlés d'herbe, à l'abri du mur qui corsète l' Ile sans me lasser des vues sur la rivière, bercée par la mouvance miroitante de l'eau et le bruissement léger des peupliers plantés sur un rang, tout contre le mur, certains encore vaillants malgré leur grand âge, monumentaux, avec leur écorce rose, d'autres, tiges grêles, candides, insouciants et impudiques, jeunots nouvellement ancrés parmi les anciens et peu à peu les remplaçant. Quelques flâneurs, comme moi, ou des pêcheurs obstinés ou des couples d'amoureux venus espérer là un peu de solitude, disputant  les rares bancs aux clochards cherchant, eux, à profiter de la chaleur renvoyée par le mur.

     Au-delà des chatoiements  de l'eau, il y a la ville dont le bourdonnement vous parvient comme étouffé, écho d'une agitation presque lointaine qui n'a pas cours ici et qu'on ne fait qu'imaginer, deviner derrière les arbres et les parapets de la rive opposée comme le résidu sonore d'une activité futile et désordonnée d'un monde lointain. Ce quartier de par son insularité constituait un des rares sites privilégiés de la ville comme à cent lieues de la cohue, baigné qu'il était d'un calme tout provincial, principal attribut des vieux quartiers comme ces vieilles personnes qui n'ayant plus rien à raconter ou à offrir se tassent sur leur siège, se ratatinent, se fanent, avant que de s'enfoncer dans une léthargie sans nom.

     J'avais réalisé quelques clichés déjà, cadrant au plus près certaines inscriptions, très nombreuses en cette endroit du mur, près du pont. Un photographe, surtout lorsqu'il utilise un pied, devient vite à son tour un sujet d'attraction, un spectacle. Il faut savoir s'y faire. Ici, les badauds vous jaugent de haut, vous dominent, en surplomb qu'ils sont, s'accoudant, se couchant sur le parapet pour mieux voir en contrebas. Pendant que j'opérais, plusieurs têtes s'étaient montrées, suivant un moment mon manège, disparaissant aussi vite qu'apparues, vite lasses de la trop grande lenteur de l'action ou de ne pas comprendre ce qui pouvait bien intéresser l'acteur à ce point sur un mur au sommet duquel elles se trouvaient et dont elles ne pouvaient rien deviner, incapables qu'elles étaient de se pencher encore plus.
     Au moment où prenant un peu de recul pour photographier un ensemble assez réussi et cherchant le meilleur angle, je distinguais la silhouette d'un type qui manifestement s'intéressait à mes allées et venues depuis un moment. Un type jeune, d'un blond tout ce qu'il y a de plus nordique presque roux. Pendant que je m'éloignais du mur, j'ai aperçu, pendu à son cou, un gros appareil photo. Un touriste matinal, sans risque de se tromper. Alors que je notais mes dernières prises dans mon carnet, il se dirigea vers l'escalier métallique tout proche, s'arrêtant sur la passerelle en avancée, regardant à droite puis à gauche, tel un capitaine, pensais-je, sur sa coursive. Ne manquait que la casquette. Je m'éloignais pour un autre cadrage, vérifiais la lumière, déplaçant l'appareil encore un peu, le calant entre les pierres. Il y avait, sous le pont, dans l'ombre de la voûte et sur la culée, de nombreuses inscriptions et des dessins réalisés au pochoir avec de merveilleuses couleurs. Et qui avaient demandé certainement une longue attention, expressions d'une grande maîtrise aussi. L'arche offrant sans doute la protection naturelle et nécessaire à l'opérateur, à l'abri de regards indiscrets, pour réaliser un tel ensemble si soigné. Je n'en n'avais encore vu de semblables. Dans la lumière du jour je n'y gagnais rien. Par contre, sous le pont, la lumière était atténuée et très douce avec tous ces moirages miroitants en reflets sur la voûte. L'opération ne serait pas des plus aisée. Je supputais la meilleure ouverture possible quand je sentis une présence derrière moi, tout près. Bonjour. Professionnelle ? Direct le type. Je me retournais. C'était mon capitaine rouquin. Français impeccable pour un touriste. Un léger accent américain cependant mais avec un brin de dérision, de cette supériorité qu'ils mettent dans leur voix comme ils ont tous. Non, amateur seulement. Un beau garçon. Superbement charpenté. Jeune. Professionnel ? Oui, je repère ici pour réaliser des photos de mode. Recherche d'un cadre. Qu'il devait réaliser pour un couturier. On lui avait parlé de l' Ile qu'il ne connaissait pas. Alors il la parcourait. Les quais retenaient son attention mais sans grand enthousiasme semblait-il et il venait d'avoir l'idée d'y descendre, se rendre compte au bord de l'eau de ce qu'il pourrait faire. En fond, en regardant vers le haut, les vieux hôtels en bordure, les arbres penchés, s'écartant du mur... Tout de suite, j'ai pensé pour lui au pont. Du bord de l'eau, la vue est plus dégagée et au soleil levant, la lumière naturelle est belle. Vous avez vu le vieux pont ? Celui qui est légèrement en dos d'âne ? Des quais, la vue est belle. Oui, il avait repéré le pont, il était arrivé par là venant de la rive droite. Avec les candélabres à trois branches, les pierres sculptées des parapets, les plaques de marbres de couleurs. C'est une idée qu'il avait éventuellement retenue... Notre conversation était très technique. Etait-il descendu jusqu'ici uniquement pour me faire part de ses préoccupations ou pour me draguer ? J'avais l'habitude. De beaux yeux, le regard franc, des lèvres bien dessinées comme je les aime. Je ne parvenais pas à me faire une opinion. Je n'aimais pas être dérangée de la sorte lorsque je travaillais et surtout que l'on se mêle de ce que je fabriquais. Etre interrompue par un type pas déplaisant, c'était un comble. Je m'éloignais de mes graffitis. Ma séance était terminée. Je ne pouvais pas continuer. J'habite ici depuis longtemps et je peux vous piloter si ça vous intéresse. Je me lançais dans mon numéro touristique quand, sans répondre à ma question, il me bombarda d'une foule de questions, ce que je faisais-là, et pourquoi, et pour qui, où je travaillais, depuis quand, etc. Questions auxquelles il me fallait bien répondre sous peine de paraître un muffle. Ce que je ne suis pas. Je ne crois pas. Tout cela tandis que je repliais mon matériel. Excellent objectif que vous avez là. Tu as essayé un télé pour ces choses ? Le tutoiement, déjà. Sympa, le gars mais culotté quand même. Drôle ces Américains... J'avais l'impression d'être transpercée par le regard de ce type comme s'il voyait clair au travers de mon corps. Un curieux bonhomme. J'usais du télé pour les inscriptions mais aujourd'hui je les voulais dans leur ensemble, dans leur totalité, plutôt. Que fais-tu de tes clichés ? Rien. Rien ? C'est pour moi, pour le plaisir. Je travaille dans une librairie. C'est mon passe-temps. Ton violon d'Ingres ajouta-t-il en souriant. Se moquait-il ? Un américain cultivé ? Je pourrais les voir, tes photos ? Alors, là, mon bonhomme, tu n'y vas pas par quatre chemins tout en cachant bien ton jeu. J'étais battue sur mon propre terrain moi qui habituellement prenait toujours les initiatives. Largement distancée et prise à mon propre piège. Il me draguait, il n'y avait pas d'erreur. Pourquoi pas. J'habite tout près . Allons-y, dit-il, oubliant ses repérages. C'est ainsi que tu es entré dans ma vie.

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1 commentaire:

  1. La photographie est un grand sujet et un pied , effectivement , étonne , surtout maintenant où tout doit aller vite ! Prendre le temps , cela surprend !

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