dimanche 9 janvier 2011

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      Ma mère ... Tu sais, je me suis toujours demandé si je l'avais vraiment connue. Comment t'expliquer ? Accordées ensemble ? Nous n'avons jamais été très proches l'une de l'autre. Comprends-tu ? Intimes. Copines, si tu veux. Complices. Nous avons vécu sous le même toit plus de vingt ans et je ne sais pas  grand chose d'elle. Comme je n'ai jamais rien su de l'homme qui a été mon géniteur, son nom, son image, sa voix encore moins, dont on n'a jamais parlé devant moi, jamais évoqué l'existence ou la mort et cependant il a dû exister un jour, ne serait-ce qu'un instant, existé quelque part, existé le temps d'une rencontre, le temps d'une étreinte, cet homme qui ne fût pas un père. Rayé des vivants et des morts. Cet homme-là n'a jamais existé pour moi. Ma mère et moi avons vécu seules. Farouchement. Chacune de notre côté. Avec cet homme, son ombre, peut-être entre nous deux. Tu sais, je ne me plains pas. Quelque fois, je pense que ce fût peut-être mieux ainsi.

     Quand nous étions en famille, c'est-à-dire une ou deux fois par an - sa soeur, son beau-frère, notre cellule familiale se réduisait à ce couple sans enfants - la conversation ne portait que sur des sujets anodins d'où toute allusion à leur enfance (celle de ma mère et de son aînée -  était soigneusement évitée comme bannie. Avaient-elles des secrets en partage comme peuvent en avoir, du moins, moi, enfant unique, je tentais de le supposer, deux soeurs ? Le passé entre elles était tabou. Il n'existait pas. Resté coincé quelque part. Du moins en ma présence.

     Te racontant cette histoire, je ne peux m'empêcher, pensant à ces deux femmes qui se fréquentaient si rarement, rituellement, respectant scrupuleusement chacune son tour pour inviter l'autre, de m'interroger sur ce que furent leur enfance, leurs parents que je n'ai pas connus, leur province. Tout est resté du non-dit. Un non-lieu. Dossier refermé, classé sans avoir été ouvert, pour cause d'absence de preuves. J'ai grandi, j'ai vécu sans. C'est peut-être de cette absence, de ce manque que je dois cet intérêt, cette curiosité pour les gens, pour les autres. Ils m'attirent, leurs visages surtout, cherchant à lire l'énigme qu'ils portent, qui s'y cache. Quels secrets, quelles aspirations je quête, je cherche à découvrir, attendant que le voile se lève ?

     Ma mère vivait essentiellement dans le présent, gommant au fur et à mesure ce qui était advenu la veille. Ne voulant se souvenir de rien, revenir sur hier. N'ayant aucune photographies; les photographies de famille, c'est sa soeur qui en avait héritées. J'avais eu le privilège d'en voir quelques unes étant enfant, en vacances là-bas... Les livres, elle les consultaient par le biais de la bibliothèque et n'en achetait jamais. Quelques livres, dans une armoire, que j'ai dévoré avant que de m'en procurer dès que je fus au lycée. Attentive seulement à sa vie professionnelle, fière de sa réussite ce qui lui donnait une certaine condescendance vis à vis de sa soeur pourtant son aînée, une supériorité bienveillante mais distante qui se traduisait jusque dans la  manière qu'elle avait de lui parler. Mais ma pauvre... tu n'y songes pas; ce n'est pas ainsi qu'il faut voir les choses... ou bien, ma pauvre soeur... Elle et son mari, un homme effacé et brumeux, presque falot, perdu dès qu'il sortait de sa province ou de son bureau, supportaient ces seconds rôles dans lesquels ma mère les avaient contraints sans rechigner.

     Son travail seul comptait pour ma mère, elle s'y adonnait sans réserve. Libre à sa manière. Luttant superbement pour le rester, en silence, taisant les sacrifices qu'elle avait dû assumer pour maintenir ce privilège. Je me suis souvent étonnée comment une femme si indépendante avait pu accueillir l'annonce de ma future naissance. Quand elle avait senti en elle cette autre vie faire sa place. Réclamant sa part. Jouant les trouble-fêtes. C'était tellement contraire à ce que je sais d'elle, le partage. Si peu elle. Elle l'a gardé cet enfant, me diras-tu. A cette époque, s'en débarrasser n'était pas sans risques. L'idée ne lui en est d'ailleurs pas même venue, pas effleurée. Assumant. Responsable. Elle s'est organisée. A composé. Chaque matin, partant à son travail, elle me déposait chez une voisine faisant office de nourrice et me reprenait le soir à son retour. J'ai peu de souvenirs de cette époque évidemment. Plus grande, dès l'école, je n'ai plus eu de nounou. J'allais et revenais seule de l'école toute proche. J'appris par la force des choses à me débrouiller seule, fière d'ailleurs de cette indépendance précoce, de cette confiance aussi. Lorsque ma mère sortait le soir, ne passant pas par la maison ou devant pour son travail rentrer tard, mes repas étaient préparés d'avance. Je pris vite l'habitude des soins ménagers. Je devins sérieuse tout naturellement et me donnais des airs de grande personne.

     Lorsque nous étions réunies, en fin de semaine, nous parlions peu. Ma mère ne bavardait pas avec les voisins, les commerçants ou la concierge. Juste ce qu'elle estimait nécessaire pour maintenir les bonnes relations. Pas un mot de plus. On la disait distante et fière. On la croyait sévère avec moi. A la maison, ma mère lisait beaucoup tout en écoutant de la musique. J'ai gardé les mêmes habitudes. Les après-midi étaient consacrées à la visite d'une exposition ou un musée ou à une conférence. Nous allions volontiers au cinéma dans les salles d'Art et d'Essai et au concert, de temps à autre. A ces occasions nous échangions, elle me montrait, elle me formait. Ou bien nous déjeunions en tête à tête au restaurant me laissant lire la carte, m'obligeant à choisir. Je crois qu'elle y trouvait quelque divertissement à voir cette gamine commander le déjeuner ...
     Elle s'est occupée de moi - je crois n'avoir manqué de rien ni même d'affection, discrète toujours, mais constante, n'allant jamais jusqu'aux effusions, distraitement comme à distance avec une tranquille fermeté mais dont je n'ai jamais ressenti les contraintes. Soulagée lorsqu'elle me vît prendre mon destin en main. Elle veillait sans que je m'en rende toujours compte, de loin, de haut. Sans imposer de décisions. Orientant le cours des choses en douceur, préparant si bien leur accomplissement que je me coulais dans ses volontés sans révolte. Demandant par principe une entrevue, en milieu d'année, à la directrice de l'école, en revenant confortée. Tu sais, je crois n'avoir causé de peine à ma mère. Suffisamment futée pour éviter que tout problème ne devienne épineux. Trop attachée, trop fière aussi de mon indépendance si libéralement octroyée. J'étais évidemment cachottière, ayant mes petits secrets. Les gardant pour moi, pas même partagée avec les autres de mon âge. Avec ma mère, il n'en était pas question. Je défendais, je préservais ainsi mon territoire et ma liberté. Je me débrouillais. Je ne me posais pas trop de questions. Pour moi, enfant, cette vie se déroulait tout bêtement, tout uniment, naturellement. Je ne manquais de rien. Ma mère travaillait et, en conséquence, j'étais seule à la maison. Je connaissais tant de camarades pour lesquels c'était la même histoire, même si eux avaient un père et une mère. Situation normale. Banale. Je m'étais glissée dans ce système, je m'y étais casée, y avait fait ma niche. Et je m'y trouvais bien. Parce que c'était ainsi. Aussi simple. Parce que je ressemblais à ma mère au caractère. Je m'interrogeais parfois quand j'entendais des mères, à la sortie de l'école, discuter sur la question des ressemblances de leurs rejetons, ma fille, c'est moi toute crachée... ou c'est son père... Ces réflexions n'étaient sans me troubler sur le moment. A qui pouvais-je bien ressembler, moi ? Pour un enfant se comparer, se confronter à un adulte est si difficile et si primordial. Lorsque je tentais de tels rapprochements, je me heurtais à un double abîme, celui qui existait entre ma mère et moi, et celui, inconsistant entre un père hypothétique et moi. Et si c'était à cet homme que je ressemblais le plus ? Comique, non ? Qu'en pensait ma mère à condition qu'elle ait quelque idée sur le sujet ? Et bien, cela me faisait frissonner rien qu'à l'idée d'être le portrait de quelqu'un que je ne connaissais pas, qui n'existait pas, un fantôme en somme, et changeais vite d'idée, courant après un de mes camarades qui n'avait pas ces interrogations farfelues et qui était parti sans m'attendre.

     Mes meilleurs copains d'école c'étaient assurément des garçons. J'en avais toujours une petite cour autour de moi. C'est eux que je rejoignais le jeudi après-midi, devoirs terminés, maison rangée. Nous jouions dans les rues du quartier si bien clos qu'il n'y avait aucune crainte que nous nous perdions ou bien nous descendions sur les quais pour une partie de pêche. On se retrouvait chez les parents de l'un ou de l'autre, les mères servant un goûter à la bande bruyante. J'adorais ces moments-là. Regardant, observant, fouinant, comparant les intérieurs des maisons. Intérieurs qui étaient si différents du nôtre, si exotiques, et moi, polie avec des merci madame, oui madame, non madame... Les mères m'adoraient. Je savais me faire accepter, en dispensant un rien de charme. Naturellement, spontanément, jouant le petite comédie de la gamine déjà délurée et déjà grandette. Proposant mes services pour débarraser la table... En aucun cas, je n'aurais voulu ne pas être à la hauteur. Cabotine, un peu sans doute... Comédienne. Je savais profiter de la promesse d'un public acquis d'avance. J'étais la seule fille du groupe. M'amusant à attirer les regards des grandes personnes. Cela ne durait pas trop, heureusement, vite fatiguée, la première, du jeu. Parmi la bande, j'avais un petit ami mais jamais le même. J'en changeais souvent. Pour un rien. On me disputait, on recherchait cette faveur. Les recoins dans les cours favorisaient de chastes échanges avec les plus dégourdis. Toujours la première à les entraîner. Que les garçons sont froussards à cet âge ! Tiens, je t'imagine à leur âge...

     Je n'avais pas les yeux dans ma poche, comme l'on dit. Curieuse (envieuse, peut-être) de la vie des gens. Le spectacle de la rue était un régal pour moi. Restant là sans bouger, en extase, sur le bord du trottoir. Je me revois à la sortie de l'école, franchissant le lourd portail aveugle et me plantant au milieu du passage, bousculée mais ravie, subjuguée par le va-et-vient de la rue, les lumières, les vitrines, les voitures, toutes choses dont j'avais été sevrée, auxquelles j'avais été soustraite la journée entière, recluse derrière les grands murs de la cour de récréation. J'ai toujours aimé la rue. La rue a été comme une seconde école pour moi. Un lieu d'observation privilégié. Un lieu de découvertes, de rencontres. Un lieu d'imaginaire auquel je reste fidèle. M'y plonger régulièrement est un besoin, une nécessité, une envie comme je l'imagine  qu'impose une drogue. Je me renouvelle. Me rajeunit.  Un lieu où je respire, où je trouve l'inspiration. Un bain de jouvence.

     Etudiante, mon horizon s'est élargi à d'autres univers, d'autres quartiers de la ville, d'autres gens. J'ai poursuivi des études littéraires, études banales, menées sans enthousiasme, sans éclats, ne sachant quel métier vers lequel me diriger, tentée par mille choses, aussitôt oubliées. Un sentiment d'incomplétude. Ma chance, mon point fixe, c'était la photo. Encouragée par mon ami le photographe qui insensiblement modelait mes goûts, canalisait mes aspirations et m'obligeait à mener une réflexion. L'Ecole de Photographie était sa rengaine. Tu aurais dû tenter le concours. L'idée d'une école ne m'enchantait pas. Rien que d'y penser, cela m'effrayait. Faire sa vie à l'aide d'une petite boîte noire. Tirer sa subsistance d'une activité si intime, si personnelle. Je n'envisageais pas sans frémir d'exposer, de déballer tout cela sur la place publique, de me livrer. Curieux comme je puis être si pudique, si réservée, si bourgeoise avec les choses, comment dire ? les choses de l'esprit, de l'âme alors que pour celles du corps... Montrer mes délires, mes fantasmes, l'idée m'en semblait incongrue. Sans même lui en avoir parlé, j'entendais ma mère, elle si réaliste, si pragmatique, affirmer : tu n'y songes bien sûr pas sérieusement ! Toi, si rangée, choisir une une vie de bohème, la vie d'artiste ! C'était entrer dans un monde d'incertitudes et d'embûches peu en accord avec sa manière de vivre, avec sa façon dont elle avait (toujours, je n'oserais l'affirmer) vécue dans le seul but de réussir une vie professionnelle. Comme si, par le passé (son enfance, sa jeunesse), ayant trop souffert, elle n'avait aspiré qu'à s'en sortir, se démarquer, s'éloigner d'un monde honnis, oublier. Prendre ses distances.

     Je suis une autodidacte en photographie et ne supporte ni les carcans ni les obligations. Je travaillais la photo à ma manière et pour mon seul plaisir. Je ne voulais en aucun cas être bridée. Photographiant à l'instinct. Moi, aussi, je voulais rester libre. Et pour le rester, disposer d'un solide point d'appui.

     Ma licence décrochée, j'eus la chance d'entrer dans cette librairie. Responsable des ventes. Une librairie qui venait d'ouvrir, commanditée par une grande maison d'édition, au centre du quartier des Ecoles, une librairie intello... Très rapidement, je sus y faire ma place et me faire apprécier. Mettant au point les projets de vitrines, réunissant la documentation pour les expositions, la promotion des ouvrages, organisant des séances de signatures... J'aime ce que je fais. Un travail varié ménageant d'innombrables découvertes. Et surtout, je devenais financièrement indépendante consacrant plus que jamais mes loisirs à la photo, courant les expositions, les galeries, m'offrant livres et matériel.

     Ma mère est morte si rapidement si discrètement si pudiquement que je n'avais pas eu le temps d'envisager le pire avant qu'elle ne soit hospitalisée. Tout un long mois de soins inopérants, les visites journalières décevantes (il n'y avait rien à espérer m'avait-on laisser entendre), les silences pesants. Muette. Paralysée. Seuls, les yeux conservant un peu de mobilité, leur brillance et un regard si insistant, appuyé sur moi. Difficile à soutenir. Y cherchant enfin un peu de tendresse, d'abandon.

     Une femme indépendante, si soignée, si solide, se défaisant en quelques semaines d'une manière si spectaculaire. Résignée, vaincue. Atteinte dans sa chair. Se laissant dépouiller de sa vie, de ce à quoi elle avait tenu le plus au monde : le maintien des apparences extérieures. Elle qui avait - il me fallait aujourd'hui envisager les choses comme elles étaient, c'est-à-dire sans fard, sans avoir recours aux périphrases, aux sous-entendus - elle qui avait eu une enfant fille-mère comme l'on dit si vilainement et qui n'avait voulu ou pu régulariser la situation afin de se faire admettre par la société, en payant le prix convenu. Socialement, honorablement et qui avait  mené deux vies, sa vie de femme et sa vie de mère, indépendamment l'une de l'autre. Je devais m'en rendre à l'évidence à la façon dont les gens, ceux du Ministère, ses collègues, présents à la cérémonie, me dévisageant en chuchotant, me désignant du doigt entre eux sans vergogne comme une bête  curieuse, les gens venus accompagner ma mère à sa dernière demeure et qui lui jetaient des fleurs. N'avais-je pas entrevu parmi eux ce visage chafouin qui un soir qu'il me fût présenté m'avait tant déplu que j'avais à peine desserré les dents de tout le repas, un visage  vieilli, chiffonné, presque méconnaissable ? Par ce geste (inhabituel de sa part), par cette entrevue, cette rencontre qu'elle avait ménagée pour moi, ma mère n'avait-elle pas osé rompre le silence, briser la barrière de verre entre ses deux vies, tenté d'élargir le cercle de famille ? Ne m'avait-elle pas cherché à me tester ?  J'avais l'impression bien qu'ayant vécue adulte à ses côtés, " partageant " comme l'on dit, sa vie - mais seulement une partie - j'avais l'intuition que tout un pan m'en avait échappé et que j'étais passée à côté de bien des choses sans les voir, sans même les avoir soupçonnées, sans m'être interrogée, indignée...

     J'ai eu un chagrin fou. Que j'exprimais - moi habituellement si peu démonstrative, si réservée - en me jetant dans les bras de sa soeur dès son arrivée à l'hôpital, secouée de bruyants sanglots. Un chagrin énorme, incoercible et bref, venu du fond des temps, viscéral. Ma mère était morte sans avoir rien dit, sans avoir pu dire quoi que ce soit, sans un signe, fidèle à je ne sais quel serment. Son regard voilé attaché sur moi comme si elle avait été étonnée de découvrir devant elle, mon existence de femme. Partie, laissant en moi, l'espace d'un grand silence.

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