samedi 8 janvier 2011

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     Les souvenirs, c'est comme pour les images. J'en ai plein la tête. Je ne peux tous les traduire en photos. A la demande. Parfois cela m'est proprement impossible. On ne photographie pas impunément tout et n'importe quoi. Il faut que je me sache acceptée, me sente en harmonie avec le sujet, que je sois complice avec ce que je veux photographier. La photo n'est pas pour moi une chasse. Je ne suis pas de ce genre là. C'est une entente secrète entre mon sujet et moi. Les choses viennent à moi si difficilement. Il faut qu'elles me touchent, mûrissent longuement en moi. Je ne veux, je ne peux forcer le sujet. Ce serait comme si je le violais. Je ne mitraille pas. Je furète. Préfère la découverte patiente à l'impatiente  ardeur. La traque, le matraquage ne m'intéressent pas. Un sujet n'est pas une proie. Les miens nourrissent mon imaginaire comme mon imagination les suscite. Je suis instinctive ou ne suis pas. J'ai besoin d'aimer pour être aimée.

     J'en avais un peu peur. Saisie d'une sorte de malaise rien qu'à l'idée de devoir passer devant sa cahute, de l'imaginer tapi, aux aguets, tel une araignée au centre de sa toile. Gênée d'être observée, de me savoir épiée, troublée, salie par ce regard malsain et équivoque chaque fois que je passais. Le trouvant depuis quelque temps sur mon chemin quand que je descendais sur les berges, jaillissant comme par enchantement de sa boîte, marmonnant dans les poils de sa barbe des paroles inaudibles, me regardant tout en ne me regardant pas, rouspéteur, méprisant, avec une fixité maladive dans le regard. Dans ses yeux que je n'avais osé rencontrer qu'une seule fois se logeait toute la rancoeur du monde.

     Il avait cet hiver-là élu domicile à l'abri de la culée du pont, derrière un massif d'arbrisseaux, sous un empilement incompréhensible de planches et de cartons d'emballage mêlés d'où émergeait un semblant de tuyau en tôle, le mur du coin du pont déjà noirci. Curieux que la police n'y aie mis bon ordre.

     J'en avais donc un peu peur. Une crainte incontrôlable, irraisonnée. Une peur incompréhensible et idiote que je sentais naître avant même de sortir de chez moi, rien qu'à l'idée de devoir passer devant l'antre du cerbère. Je n'allais pour autant me priver d'une de mes promenades favorites ! Mais je ne parvenais pas à analyser les raisons de ce trouble. Je filais presque en courant dès que j'étais parvenue au bas de l'escalier débouchant juste en face du tas de cartons. Mettant le plus vite possible une certaine distance entre lui et moi. A la tombée du jour, il prenait pour ainsi dire le frais ostensiblement malgré le froid. Immobile de toute la pesanteur des clochards. Posté-là, débout ou accroupi sur les pavés. Sphinx ou chien blotti au pied de la passerelle, en attente de tout ce temps devant lui. Je descendais avec le moins de bruit possible les marches métalliques. Il ne levait jamais la tête. Sachant d'avance. Reconnaissant au flair. Je me glissais derrière lui ou bien crânement je passais innocemment par devant selon l'endroit où il s'était fixé. Le plus au large, décrivant un arc de cercle dont il marquait le centre géométrique. Lui, la tête sournoisement rentrée dans les épaules, enfouie dans le col relevé d'une vareuse incertaine. Après ce circuit obligé et ce petit manège, je commençais seulement ma promenade, soulagée d'avoir pu franchir encore une fois sans encombre ce point maléfique qui me répugnait.

     Un soir, croyant avoir encore une fois surmonté l'obstacle, m'estimant libérée, marchant déjà d'un pas plus léger, pensant aussitôt à autre chose, j'entendis soudain sa voix. Pour la première fois. Une voix rauque et sourde qui s'adressait à moi puisque j'étais seule. L'irrémédiable ! Toi, aussi, ça te démange ?... Sous la surprise, je tournais la tête vers lui. Il était assis devant sa cabane de fortune et regardait ses pieds. Paroles en l'air. Une nouvelle fantaisie de sa part. Paroles sournoises. Tu te goures, mignonne... J'avais, je ne sais pourquoi, ralenti le pas, retenue par ces paroles pâteuses, m'empêtrant dans ce qui allait, je le présentais, devenir un véritable cauchemar. Ces invectives étaient d'autant plus nocives qu'elles m'étaient destinées. Tu ne trouveras rien ici pour toi... des pédés, rien que des pédés... Eructations rocailleuses caverneuses mots hachés péniblement articulés crachés vomis. Je poursuivis mon chemin mais il s'était levé. M'emboîtait le pas, courant presque ou le tentant, apparemment furieux que ses paroles ne produisent pas l'effet escompté. Levant les bras tel un pantin désarticulé. Ce n'est pas ta place ! Fous le camp! Il se mettait maintenant à crier, menaçait, haletait, s'essuyait les lèvres entre chaque cri sur le revers de sa manche. Il s'approchait de moi. J'étais clouée sur place de stupeur. Jamais je ne l'avais vu dans un tel état et surtout s'en prendre de cette façon à moi. Si grossier et si pitoyable à la fois, presque suppliant. Soudain je n'y tins plus, pivotais, lui faisant face et retournais vite sur mes pas sans demander mon reste, repassais devant lui qui soudain se calmait, le coeur battant, sans seulement prendre le temps de le dévisager et lui me saluant, ricanant en silence avec un grand geste théâtral. Remontant l'escalier, je le vis se désarticuler en une contorsion grotesque, posture aussitôt suivie, se relevant, se penchant en arrière, d'un geste obscène... Des pédés, ma fille, des pédés j'te dis... Je grimpais lestement la passerelle, m'appuyant, arrivée là-haut, au parapet de pierre pour reprendre souffle, sauve, libérée, hors d'atteinte, sur la terre ferme. Je l'entendais maintenant remuer dans sa cambuse, grognant, une sorte de rire, satisfait de m'avoir flanqué la frousse et d'avoir réussi à ma faire décamper. Sur les hauteurs, j'étais en sécurité, hors d'atteinte, en position dominante. Je le vis ressortir de ses cartons et regagner son poste de veilleur de nuit, s'accroupissant à même le sol, à l'abri des fusains, récitant je ne sais quelle litanie...

     En contre bas, quelqu'un longeait la berge, se dirigeait à son tour vers l'escalier. Le vieux, maintenant calmé, fatigué peut-être de sa sortie, abattu, se tient prostré comme somnolent. Le type marche sans hâte comme à la promenade malgré l'heure, la nuit maintenant tombée, un type soigneusement mis, chic, manteau droit à col de velours, foulard de soie blanche, mains gantées. Elégant. Impeccable. Il passe devant le cerbère imperturbable qui l'ignore. L'ayant dépassé, l'autre lève à peine la tête, le suit vaguement des yeux un court instant pour constater qu'il s'engage dans l'escalier, hochant la tête et revient à ses méditations nauséeuses. Je ne vois plus l'homme bien mis mais j'entends ses pas légers sur les marches de métal, le crissement métronomique des chaussures. Il émerge de l'ombre, traits lisses, visage un peu poupin, sans âge précis, un cerne sous les yeux... Il passe près de moi, me frôle sans me voir, sans prendre garde à ma présence, et d'un pas mesuré, sans hâte, traverse la rue en oblique. Je me retourne, l'observe comme on s'étonne d'un automate. Un parfum, le sien,  flotte léger, ambré, un moment dans l'air. Visage impénétrable. Pas vraiment beau, un certain charme... Il s'éloigne, s'engage dans la première rue transversale voisine vers une voiture avec chauffeur qui l'attend. Un regard vide qui me laisse songeuse. Un portrait possible ? Avec quelle légende en-dessous ? Venu de la nuit, reparti dans la nuit après quelques caresses mendiées dans les ombres du quai ?

     Deux fourgons feux éteints et silencieux qui passent me surprennent dans mes réflexions. Ils s'arrêtent un peu plus loin, au-delà du passage que le départ de l'escalier ménage dans le parapet du quai... Deux voitures de police. Quelques flics en descendent en silence, accompagné d'un gradé. Il est  élégant, les feuilles de chêne argentées du képi, du col et des manches brillent sous la lumière des réverbères. On croirait que ces hommes se dégourdissent les jambes après une trop longue immobilité forcée. Les haleines blanches des bouches dans l'air froid dessinent comme autant de petites bulles mais dépourvues de paroles.

     Soudain, parvenant de la pointe de l'Ile, un coup de sifflet impérieux déchire la nuit. Une cavalcade se déclenche en bas aussitôt, dévoilant quelques ombres que je vois de mon observatoire s'élancer. Quelqu'un coure en avant comme montrant le chemin, les autres suivant... Des chuchotements, tout près, puis comme des cris encore lointains, quelques coups de sifflet... On grimpe, on se bouscule dans l'escalier qui vibre. Trois garçons se font cueillir à l'arrivée. Doucement, doucement... Police... Par ici , Messieurs, intervient mondain le gradé. Un bruit plus sourd se rapproche, des voix plus distinctes, des ordres lancés, un petit groupe de dirige par ici, pressant le pas, chacun courant à tour de rôle, se retournant constamment vers un second groupe qui se dessine, d'autres flics, vu les silhouettes, un chien tenu en laisse en avant...

     Le vieux a disparu comme par enchantement. Dans son refuge sans doute. A l'abri. Tout le monde finit par s'engager à la queue leu-leu dans l'escalier à pas précipités. Le chien aboie, tire sur sa laisse. Quelqu'un le libère ou plutôt, tant la chose s'est produit si rapidement, je vois le chien subitement libre qui s'élance et fonce vers les fusains. Il fouille, il gratte. Mène un remue-ménage épouvantable, se jette sur les planches qu'il griffe, menant un assaut en règle à la cahute qui ainsi malmenée  s'effondre bientôt en partie. Le vieux hurle à l'intérieur. La bête cherche à y pénétrer, bondit furieusement, s'agrippe aux cartons en mordant, les déchirant. Le vieux s'extrait enfin de la boîte et s'élance vers les flics avant que le chien ne se retourne, prenant son élan, soudain arrêté net dans son essor par un ordre bref. Le vieux est saisi. On l'entraîne. Il se débat, proteste mollement et à voix basse. On le pousse vers l'escalier, on le hisse  en un rien de temps soutenu par deux hommes, atterrissant sur le quai à quelques pas de moi.

      J'assiste, impuissante et éberluée, oubliée dans mon coin, à la rafle. Incapable de fuir, incapable du moindre geste, plantée, blottie contre le parapet et un arbre, subjuguée par tous ces visages que je découvre les uns après les autres, à mesure qu'ils émergent et sortent de l'ombre, masques impassibles ou crâneurs, d'autres paniqués, livides, déjà malades. Un tout jeune brandit ce qui doit être sa carte d'identité - je me promenais, on a bien le droit de se promener, vous n'avez pas le droit... -  Tout le monde se promène mon garçon, ce soir, répond le galonné. Tu t'expliqueras au poste... Vérification générale d'identité, messieurs... Tous poussés, entassés pêle-mêle dans le fourgon. Le vieux est là, maintenu par deux hommes qui font comprendre aux autres par leur mimique qu'il ne sent pas bon, pleurnichant, râlant, on ne sait pas très bien, faisant mine de se débattre. Conduisez-le dans l'autre voiture. L'ordre est donné discrètement. Les portières claquent. Il n'y a plus personne sur le quai. Les voitures démarrent  et s'éloignent, l'une s'engageant à droite, sur le pont, l'autre, tournant à gauche, vers un commissariat. Les gens aux fenêtres se retirent. Les lumières s'éteignent. Le spectacle est terminé. Le silence retombe sur la rue désormais déserte à part moi. Je frissonne comme sortant d'un mauvais rêve. M'éloigne, écoeurée, sonnée, vieillie, si lasse tout à coup. Tu sais, jamais je ne pourrais devenir photographe de presse. C'est une chose que je ne pourrais jamais faire. Avoir le courage ou l'inconscience de photographier ces visages de bêtes traquées que je viens de croiser. Témoin d'une exécution. J'avais été témoin d'une chasse à l'homme.

     Le lendemain, rien ne subsistait plus de l'abri de fortune du clochard à l'encoignure du pont. Des jardiniers de la ville, tôt le matin , bêchaient entre les pieds des arbustes, effaçant les traces du désordre de la nuit. Eux, je les ai photographiés. Tu vois, vers le haut, à droite, on distingue les traces noires de fumée sur le mur du pont...

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2 commentaires:

  1. Je me retrouve dans cette conception de la photographie ... à l'instinct . Doisneau n'avait jamais voulu photographier la guerre

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  2. > Bruno, certains photographes préfèrent les images de bonheur. Par ce choix, en décalque, disant leur horreur de la haine.

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