dimanche 16 janvier 2011

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     Viens dîner à la maison, si tu veux! J'habite toujours quai de l' Abreuvoir, là où tu m'as déposée un jour... Je te remercie. Tu sais ce que c'est. Je ne fais que passer. Des gens à voir. Beaucoup de gens à rencontrer. Sans rendez-vous fixe. A n'importe quelle heure, quand on les trouve. Demain je dois faire un saut à Berlin pour prendre du matériel et je pars directement de là-bas pour Sydney. Toutes les choses à préparer à la dernière minute. Presque une expédition! Fuyant. T'étourdissant, peut-être ? Qu'as-tu à courir ainsi ? Que cherches-tu à oublier ? Sans bagages, sans ancrage aucun, ne supportant aucune contrainte que celles de ton métier. Libre, disais-tu. Tu comprends, je veux être libre. L'affirmant si sincèrement que tu en étais désarmant de naïveté, de candeur. Pourrais-je, dans ces conditions, comme le jour après la nuit, courir après toi, éternellement ? Je devais accepter, moi, mieux que personne, qui me proclamait femme libre. Depuis ce jour (ces journées, plutôt!) où il me devint évident que tu ne reviendrais pas sur ta décision, que je ne n'avais pas su te retenir, que je ne pouvais pas envisager les choses comme cela, je veux dire comme je les voyais en ce moment même, si près l'un de l'autre, nos genoux se frôlant sous la table,  et pourtant séparés par elle, par le temps, par tout ce temps derrière nous. Ma vie, c'était toi qui l'avais mise sur ses rails. Ton œuvre. Ta volonté. Ma joie, mon bonheur présent, c'est à toi que  je les devais. Ce bouleversement dans mon existence, me sentant soudain grandir. Le coup de pouce que tu lui avais donnée. C'est à toi, à toi seul que je devais cette nouvelle vie. Le monde qui s'ouvrait à moi, que tu avais ouvert pour moi. C'était à ce moment-là, qu'un beau matin, comme l'on dit,  nous nous sommes embrassés, nous quittant sans le dire, sans l'avouer, toi partant pour New-York, sachant déjà que tu allais rester là-bas (n'était-ce pas ta seconde patrie comme tu me l'avais expliquée un soir de confidences). Sans un appel de ta part. Sans un signe. Viens? Rejoins-moi. Tu auras du travail ici. Non, rien. Pas même une carte postale. Un message. J'allais glaner de tes nouvelles dans les revues. On le faisait aussi pour moi : tiens, tu as vu le reportage sur la Patagonie, les photos sont de Carl. Les amis adorent çà, donner des nouvelles surtout quand elles font mal.

     Tu  n'avais fait que passer dans ma vie. Heureuse étoile filante. J'étais restée dans cet éblouissement, dans cet appartement qui avait été le nôtre comme on reste bêtement sur le quai d'une gare, le train parti, le train que l'on vient de manquer. Je m'apercevais soudain que tu avais laissé ici, autour de moi, bien plus que des suggestions, toutes choses qui réglaient inconsciemment ma vie et auxquelles j'obéissais aveuglément : la disposition des meubles, le choix des tentures, des peintures... Des idées à toi comme autant de souvenirs. Un parfum de toi, persistant. Et, moi, l'idiote, ayant vécu-là sans les avoir nommés, me souvenant ce matin, te retrouvant, et leur donnant enfin leur signification, leur nom.

     Tu souriais. Riais presque. Heureux de la rencontre. Ou tout simplement de vivre. De partir. Déjà ailleurs. Sans avoir besoin de le provoquer, sans avoir eu à forcer le hasard. Je t'enverrai une carte de Berlin. Une ville extraordinaire. Tu n'y es jamais allée? ... Carl, quittons-nous ici, maintenant, veux-tu ? Tu sors le premier, tu seras gentil. Pas trop surpris de ma requête, de cette idée. Comme si tu avais attendu le moment, le dénouement. Tu te lèves. Te penches par-dessus la table et m'embrasses. Passes régler les consommations au bar. Toujours aussi délicat et attentionné. Naturellement. L'éducation. Et tu pars, m'envoyant un baiser de la main, la porte refermée.

     Je n'avais pas eu le courage de la scène des adieux  dans la rue. Crainte de ne pouvoir m'empêcher de te suivre des yeux quand tu t'éloignerais. Crainte que tu ne te retournes pas, tout entier à ton élan. Cette rencontre n'était, ne serait qu'une péripétie de plus, une de ces choses qui surviennent et qui pimentent l'existence. Ton existence à toi. Je t'enverrai un mot ... Savais-tu, à ce moment même, que tu oublierais ta promesse de l'écrire cette carte? Persuadé de l'avoir déjà fait. Etais-tu capable d'oublier quelque chose, toi, qui pensais à tant de choses à la fois, qui te souvenais de tout ? Difficile à imaginer. Je commandai un autre café, demandai le journal. Ma journée était foutue. Je téléphonerai tout à l'heure pour me décommander. Il me fallait d'abord digérer cette rencontre. Rafistoler le tissu des jours. Retrouver mon équilibre. Avec toi en travers, ce n'est pas facile d'en reprendre les mailles, l'une après l'autre, en cavale.

     J'ai lu et relu le journal. Fini par demander une assiette quand j'ai eu faim, repris un café avant de me décider à partir. Ne sachant plus très bien ce que je faisais, échouée-là, comme en rade. Une fois dehors, je suis restée encore un bon moment avant de sortir à l'air libre, clignant des yeux comme après un long séjour à l'obscurité, la lumière blessant les yeux. Ma matinée sinon ma journée entre parenthèse. Puis j'ai marché. Traîné, tourné, erré. Je ne me souviens plus. La tête vide. Il me fallait seulement aller. Et quand j'en ai eu assez, trop fatiguée pour faire un pas de plus, j'ai pris un taxi pour rentrer chez moi. Il faisait  déjà nuit: les lumières de la ville s'allumaient.

     Sur le palier, devant la porte de l'appartement, il y avait un gros bouquet. Avec une carte épinglée. Je t'embrasse. Carl. Pourquoi ?

*

2 commentaires:

  1. Alors, j'ai lu Monsieur, et j'ai aimé, parce que sensible à cette écriture (une nouvelle ???), de par le fait que ce texte est écrit par un homme qui emploie le "Je" comme s'il était une femme. J'aime ce genre "d'exercice", Le Clezio a souvent écrit dans la peau d'une femme.
    Je trouve aussi que dans cette écriture, il y a une ambiance à la Modiano, et cela n'est pas sans me déplaire.

    Une suite ????

    amitié

    maria-d

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  2. > Maria, chère Maria, merci de ton passage et de ta lecture indulgente.
    Oui il y aura, il y a une suite que je pense distiller à petites doses.
    Amitiés.

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