mercredi 11 novembre 2015

lecture des Prépondérants de Hédi Kaddour...


   Les derniers rayons de soleil envoyaient une lumière douce sur les grosses raquettes vertes des cactus qui bordaient un champ; dans le ciel où le bleu commençait à s'assombrir il y avait un unique petit nuage... ma pensée peut aller jusqu'à ce nuage ... « ici, lui avait écrit son mari pendant la guerre, nous avons des nuages gris pour la pluie et des nuages jaunes pour la mort »... Rania longeait un autre champ, respirait l'air qui venait de la mer en coups de vent... le vent est le compagnon des veuves... ses yeux s'attardaient sur le colza, son oncle avait voulu le colza, pour faire plaisir aux Français, c'était idiot, du colza en pays de palmiers et d'oliviers, pas idiot pour eux, la colonie doit produire pour la métropole disaient-ils, idiot quand même, elle gardait pourtant le colza, pour le bétail, parce qu'elle aimait la grande claque jaune de la floraison, et parce qu'un Français qui venait chez son oncle lui avait un jour dit en lui montrant un champ qui fleurissait : « Ça commence ici et, semaine après semaine,le jaune va surgir en Italie, puis en France, en Allemagne, en Pologne, en Russie, jusqu'à l'Oural, le grand voyage du colza »... elle dépassait le champ, portait son regard au loin, vers une coupole blanche de marabout qui marquait la limite nord du domaine, elle longeait aussi des herbes folles... ahdâth al-yaoum mithla l'hachâ'ich... les événements du jour sont comme des herbes folles... ma vie n'a plus d'herbes folles... je vis dans deux prisons, la deuxième ce sont les parois de mon cœur, se faire des herbes folles au fond du cœur... je lui ai écrit une lettre et tout dans sa main, avec mes larmes... je n'ai pas envoyé cette lettre... je l'ai brûlée, j'étais comme cette feuille devant la flamme, se rétractant... il faut cacher... l'amour qui se montre est un péril.

Hédi Kaddour, Les Prépondérants, Éditions Gallimard 2015, pages 17 et 18.

1 commentaire:

  1. Une belle scansion, une méditation , un souffle qui se maintiendra tout au long du roman. Le vent de l'Histoire qui défeuille les arbres.

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